J’aime quand ce sport tend vers l’œuvre d’art…
Interview François Sorton

J’aime quand ce sport tend vers l’œuvre d’art…
Notre ami François Sorton a été sollicité récemment par des journalistes du site en ligne «  Reconstruire  » pour un entretien sur l’actualité du football. Ce site cherche à présenter dans tous les domaines des regards différents de ceux véhiculés par la presse dominante, avec ce slogan
«  Pour que ceux qui commandent ne soient pas ceux qui commentent  ».
Ils n’ont pas été déçus  !


Commençons par le plus important : Tottenham, Barcelone, Ajax, Liverpool en demi-finale de la Ligue des Champions… où va votre préférence ?

Barcelone et l’Ajax, les deux équipes qui représentent le foot que j’aime. Surtout l’Ajax, je les trouve formidables. Avec un petit budget (entre 70 et 90 millions d’euros) équivalent à celui de Nice, Bordeaux, Saint-Etienne, ils produisent quelque chose de qualitativement extraordinaire. Concernant le Barça, c’était pour moi il y a 6 ans la plus belle équipe de tous les temps, meilleure que le Brésil des années 70, que la France de 82 à 86, qui était déjà une très grande équipe. Pendant quatre ans, de 2009 à 2013… les matchs contre le Real… c’était une période extraordinaire.

Est-ce que ces phases finales marquent finalement la fin de l’hégémonie d’un certain football défensif où il ne faut plus “construire pour gagner” mais “détruire pour ne pas perdre” ? Peut-on encore “mettre le bus devant le but” pour gagner ?
Je voudrais tellement vous dire oui  ! Aujourd’hui, les bonnes équipes attaquent, il suffit de voir les matchs de Ligue des Champions comme Manchester City – Tottenham ou Ajax – Real Madrid   pour s’en rendre compte. Je vous assure que deux jours après, quand on voit Caen – Guingamp, on n’a pas l’impression que c’est tout à fait le même jeu. Lors des quarts et des huitièmes de finale, il y a eu des matchs tout simplement extraordinaires ; on est dans une logique où le jeu prime. Mais c’est peut-être momentané… Il suffit que Mourinho revienne…
Et puis, si on traverse une séquence plutôt favorable au beau jeu, c’est aussi parce qu’il faut vendre le football, à l’international, en Chine… Il y a un objectif – sans doute inconscient – de spectacle, il faut marquer beaucoup de buts pour se vendre.

Il y a aussi le fait que l’équipe qui joue le mieux au football est tout le temps entraînée par Guardiola, qui est probablement ce qui se fait de mieux au monde depuis que le football existe. Il est le meilleur entraîneur du monde, il est efficace, il est champion tous les ans. Avec Manchester City, même s’ils perdent en Ligue des Champions sur un coup du sort et une décision arbitrale à la 92e minute contre Tottenham, ils ont fait une saison extraordinaire en Premier League. Avec les deux matchs qui leur restent contre des équipes faibles, ils vont dépasser les 100 buts et avoir au moins 99 points au classement, sur un maximum de 114. C’est plus que le PSG, ce qui est extraordinaire pour un championnat relevé. Il y a en face Chelsea, Manchester United, Arsenal, Liverpool, imaginez !

Qu’avez vous pensé de la victoire de Rennes contre le Paris-Saint-Germain en finale de Coupe de France ? Une défaite de Goliath contre David ? Cela fait partie du charme de la Coupe ou cela sanctionne un PSG démoralisé depuis Manchester et un peu trop sûr de lui-même ?
Un peu des deux. Paris a un ressort un peu cassé. Contre Manchester, je suis un peu comme Tuchel, l’entraîneur du PSG, je n’ai pas saisi ce qui a pu se passer. C’est le football mais c’est impossible à analyser, même si je crois qu’ils étaient trop sûrs de se qualifier, trop confiants. Pourtant, ils étaient supérieurs et ils perdent un match imperdable. Sans avoir aucune occasion, Manchester marque trois buts : deux cadeaux de la défense, un penalty à la dernière minute. Mais bon, l’équipe de France gagne bien 2-1 à la mi-temps de la finale de la Coupe du monde sans une seule occasion… Je suis aussi persuadé qu’avec Adrien Rabiot, ils n’auraient pas perdu.
Concernant Rennes, c’est une équipe qui essaie vraiment de jouer. Ils n’ont pas démérité mais si le PSG avait été dans le match, il y aurait eu 4-0 au bout d’une demi-heure. Or, ils montrent encore une fois beaucoup de lacunes. Un accident comme ça, c’est fréquent dans le foot, mais généralement 8 fois sur 10 la meilleure équipe gagne. Mais là, c’est le deuxième accident, ça fait beaucoup. Ça découle de Manchester, ça les a tués.

Vous n’avez pas aimé le jeu de l’équipe de France à la Coupe du monde, qualifiant sa victoire de “triomphe amer” : n’exagérez vous pas un peu ? Après tout, la France marque un but exceptionnel (but de Pavard), 11 buts en 4 matchs à partir des huitièmes, et tout cela en étant mené 9 minutes dans toute la coupe du monde…

C’est vrai, ils ont marqué autant de buts que le Brésil en 1970. Or, le Brésil avait le style de jeu le plus offensif de toutes les coupes du monde. La France, c’est le contraire, c’est l’équipe championne du monde la plus défensive de l’histoire. Pour moi, les victoires de 1998 et de 2018 sont des drames pour le football français. Je déteste le type de football efficace d’Aimé Jacquet et Didier Deschamps (gagner absolument, essayer de marquer un but sans en prendre) qui ne peut marcher qu’avec de grands joueurs. En 1998 avec Zidane ; en 2018, avec Mbappé et Griezmann. Dès que la France a attaqué, elle a marqué : c’est 11 buts en 15 occasions, des buts sur corner, des buts «  contre son camp  ». Cette efficacité extrême est recherchée par Didier Deschamps qui se moque du jeu. J’avais fait une interview de Deschamps au début des années 2000 : un entraîneur de Nantes lui disait qu’il aimait le jeu sophistiqué et technique ; Deschamps lui assénait que le plus important était de ne pas prendre de but et d’être efficace dans la surface adverse. Cette sorte de football du pourcentage, je n’aime pas ça. Rappelez-vous les trois premiers matchs de l’équipe de France, c’était une purge, le match d’ouverture contre l’Australie, le Pérou où ils se sont fait dominer, c’était horrible, le Danemark sans une occasion. Je préfère le football de possession, de passes au football de contres. Quant au but de Benjamin Pavard… il pourra essayer cent fois de retenter son geste il la mettra 99 fois au-dessus.
“J’aime quand ce sport tend vers l’oeuvre d’art”

Mais attention, j’adorais l’équipe de France. J’étais à Séville en 1982 et quand la France a perdu, j’en étais malade. C’est aussi ma relation au football : j’aime quand ce sport tend vers l’oeuvre d’art, ça arrive parfois. Je sais qu’il faut gagner absolument, j’ai juste longtemps été dans l’idée que plus on jouait, plus on gagnait. Aujourd’hui, ce n’est plus vrai car le football de l’équipe de France gagne. Après, il faut aussi tenir compte du niveau du football de sélections. Actuellement, il est extrêmement faible et n’importe quel bon club met une rouste à son équipe nationale, le Bayern de Munich à l’Allemagne, Manchester City à l’Angleterre, Barcelone à l’Espagne… J’ai vu tous les matchs de cette Coupe du monde, c’est d’une faiblesse technique impensable. Il n’y avait pas une seule bonne équipe, si ce n’est peut-être la Belgique. Peut-être aussi qu’en juin, après une saison remplie, les joueurs confirmés s’en foutent un peu, ils ne vont pas gagner beaucoup d’argent, ça ne leur apporte rien, si ce n’est pour certains une visibilité pour d’éventuels transferts.

Quelle compatibilité entre le beau jeu, notion qualitative, et la recherche de l’efficacité, notion quantitative ?
A mon avis, il n’y a aucune incompatibilité. L’équipe de France entraînée par Guardiola serait une équipe référence à l’instar du Brésil de 1970 avec les joueurs qu’elle a. Il y a aujourd’hui un milieu de terrain costaud mais pas très inspiré. Avec Guardiola, il y aurait Aouar, Rabiot, ça jouerait un autre football, l’alignement serait beaucoup plus haut avec un jeu de passe plus accompli. Cela mettrait encore davantage en lumière les phénomènes que sont M’bappé et Griezmann. Et puis… il y aurait Benzema à la place de Giroud, cela changerait beaucoup de choses. Giroud, c’est pas une flèche. Je le connais par cœur… depuis Grenoble, quand il jouait en deuxième division à 21-22 ans. Je crois que même Stéphane Guivarc’h en 98 était moins fruste techniquement. Donc quand vous arrivez à la Coupe du monde avec Giroud en avant-centre, il faut vraiment qu’à côté il y ait des bons joueurs. Benzema est l’un des trois meilleurs attaquants au monde et ferait des miracles en trio avec Griezmann et M’bappé. Mais il est blacklisté depuis un tag “Deschamps raciste” fait par des abrutis sur la maison de Deschamps à Concarneau.
Le problème vient aussi du fait que le journal de référence sur le sujet, L’Équipe, est obligé de s’autocensurer à cause de 1998. Ils avaient été extrêmement critiques d’Aimé Jacquet, et ce dernier leur a dit qu’il ne leur pardonnerait jamais. Du coup, des têtes sont tombées. Je me rappelle que lors du Tour de France 1998 les voitures “L’Équipe” étaient caillassées, ils en étaient à devoir masquer leurs logos alors qu’ils étaient organisateurs ! On leur a imposé d’arrêter de critiquer. Il y a désormais un mantra : tant que l’équipe de France n’est pas éliminée, on ne dit rien ! Vincent Duluc, qui fait souvent de bons papiers, je suis persuadé qu’il s’autocensure, même s’il ne le dit pas.

Des matchs déstructurés en Ligue des Champions, le “but de l’année” le week-end dernier en Série A annulé à cause de l’assistance vidéo à l’arbitrage… la VAR semble être un échec. Qu’en pensez-vous ?

Il paraît difficile de revenir à l’époque des simulations non sanctionnées…
On ne reviendra certainement pas à cette époque mais il va falloir que cela s’améliore considérablement. Trois quatre minutes d’arrêt de jeu à chaque fois, ça c’est pas possible ! On ne peut pas anesthésier des émotions comme ça. On oublie le sens et l’esprit du jeu : lors du penalty qui fait gagner Manchester United contre Paris, ce n’est pas le type d’action sur lequel il faut revenir  : personne ne l’a vu, les Mancuniens ne protestent pas, la frappe allait dix mètres au dessus… De manière générale, je ne suis même pas sûr que cela améliore l’arbitrage ni que les décisions soient toujours bonnes, sinon peut-être sur du hors-jeu. Mais pour l’instant c’est le bordel, ce n’est pas satisfaisant. Il n’y aura pas de retour en arrière, il faut faire avec et l’améliorer considérablement. Cela peut demander des années.

Comment expliquer les critiques récurrentes envers la Ligue 1 et l’échec européen des clubs français ? Pourtant, lors de l’exercice 2017-2018, c’est celui où l’on marque le plus de buts des 5 grands championnats européens.
La Ligue 1 est le championnat parmi les 5 grands pays européens (Allemagne, Angleterre, Espagne, Italie, France) où l’on marque le moins de buts. Très nettement. Cette année, c’est 10% de moins de buts que la saison précédente ! C’est l’influence indiscutable du jeu de l’équipe de France sur le championnat. Tous les entraîneurs vous le disent : cette logique de l’efficacité à tout prix a contaminé les clubs français, au même titre que le jeu de l’équipe nationale et du Barça contamine le championnat d’Espagne quand on voit des équipes faibles essayer de proposer du beau jeu. Je regarde encore beaucoup de matches de Ligue 1…

Ils sont honteux, à 9 derrière, incapables de faire une passe, ça ne vaut rien… Marseille-Nantes c’était pathétique techniquement, un match du ventre mou du championnat français, de type Caen – Strasbourg, on s’ennuie terriblement. Ils ne veulent pas jouer, ils veulent avant tout ne pas prendre de but et essayer de marquer sur les coups de pieds arrêtés. Ils ont quatre défenseurs et trois milieux défensifs. Alors c’est dur de passer des défenses aussi compactes mais la relance est catastrophique.

Les valeurs sportives sont souvent mises en avant et glorifiées. Dans le même temps, elles sont complètement étrangères au monde académique et intellectuel. Par mépris ou par ignorance  ?
Il y a peu d’intellectuels qui se passionnent pour le football, sauf évidemment Jean-Claude Michéa

[Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, 1998 ; Le plus beau but était une passe, 2014, NDRL] qui connaît extrêmement bien le foot. Son père l’amenait au stade quand il était jeune et pour aimer le foot, il faut commencer dès 10, 15 ans. Aujourd’hui, ceux qui interviennent pendant la Coupe du monde n’ont jamais vu un match de leur vie et ceux qui passent par les grandes écoles ne s’y intéressent pas. Quand je vois Bernard-Henri Lévy parler de foot tous les 4 ans, il ferait mieux de se taire, on est pas obligés de s’intéresser à tout. il n’y a plus guère que des personnalités médiatiques comme Eric Naulleau ou Eric Zemmour qui s’y connaissent… malheureusement.
 
“L’émotion footballistique empêche l’esprit critique, anesthésie une forme de pensée”
Enfin, les intellectuels critiques ne parlent pas souvent du football, car le football est une passion collective qui peut générer de l’indulgence. Même Olivier Besancenot a sa carte du PSG, il reconnaît que c’est un “talon d’Achille” car il passe outre son anticapitalisme pour le football. Le football a cette capacité de faire rêver, à l’inverse de la courbe de productivité ou de chômage. L’émotion footballistique empêche l’esprit critique, anesthésie une forme de pensée. Pourtant, si vous êtes un altermondialiste conséquent, il est difficile d’aller voir un match de foot. Aujourd’hui, il y a au moins quinze footballeurs qui gagnent 1 million par mois, soit 12 millions par an, c’est impensable. Ces salaires n’ont aucun sens au point qu’il devient impossible de regarder un match si on se focalise là-dessus. Moi personnellement je mets ça de côté et je n’y fais plus trop attention, parce que sinon fatalement on ne va plus regarder le football de la même manière. Si on se met à penser au salaire de celui qui vient de rater une passe, ça devient difficile d’apprécier le jeu.

Des selfies sur le terrain aux caprices de certains joueurs en passant par la Coupe du monde au Qatar… le football était décrit par Gramsci dans les années 1920 comme le «  royaume de la loyauté humaine exercée en plein air »… le foot, c’était mieux avant ?
D’une manière générale l’ultralibéralisme fait du football le laboratoire de la folie de l’argent et du capitalisme. Cela s’est accentué depuis l’arrêt Bosman de 1995 [décision de la CJCE qui supprime les quotas liés à la nationalité, favorisant la libre-circulation des joueurs et la mondialisation du football, NDRL] qui a créé des inégalités incroyables entre les équipes.

Tout cela me déplait, mais d’un autre côté n’est-ce pas aussi ce qui amène un peu l’excellence  ? Est-ce que les bonnes équipes du moment seraient aussi bonnes sans tout cet argent ? Barcelone s’est construit en 2005-2006 avec beaucoup d’argent et d’endettement. Mais ce que vous citez m’écoeure. La façon dont le Qatar a acheté la Coupe du monde est tout bonnement abominable. On ne saura jamais le niveau de corruption et le montant des pots de vin, mais je pense qu’elle dépasse la centaine de millions d’euros.
 
“J’ai longtemps pensé que ce système et ce capharnaüm étaient intenables mais force est de constater que ça résiste, parce que la popularité extrême du football est rentable”
Concernant cette hyper-popularité du football, elle m’énerve même si je regarde les matchs et ce qui est secondaire ne m’intéresse pas. Mais on est obligé de voir que ces nouvelles manières, ces réseaux sociaux qui débordent et cette avalanche de commentaires sont problématiques. Ça fait désormais partie du jeu, il y a 10 chaînes de télé qui diffusent du foot tous les jours et il leur faut un mot de travers sur un tweet pour faire un débat. D’une certaine manière, tout ce qui est populaire est vicié et gangrené. On ne peut que le déplorer, sans pouvoir y faire grand chose. J’ai longtemps pensé que ce système et ce capharnaüm étaient intenables mais force est de constater que ça résiste, parce que la popularité extrême du football est rentable. C’est comme un train qui serait lancé à grande vitesse, qu’on ne peut pas arrêter car il n’y a pas de mur… enfin pour l’instant.

Entretien réalisé par Paul Raja et Robin Thomas