Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
DEUXIEME PARTIE Le temps des artistes (1950-1962) Rio de Janeiro 1950

Chapitre V

Rio de Janeiro 1950

A ONZE CONTRE 200 000


Le 30 septembre 1944, un mois à peine après la libération de Paris et alors que la périphérie de la France est encore occupée par les troupes allemandes, une équipe formée par des joueurs professionnels en activité dans le nord du pays et dans la capitale rencontre au parc des Princes, devant 25 000 spectateurs, une équipe de l’armée anglaise forte des grands noms du football britannique, qui l’emporte par 5-0. Les capitulations de l’Allemagne et du Japon moins d’un an plus tard accélèrent le rythme des matches internationaux en Angleterre, Belgique, Suisse, Tchécoslovaquie, Autriche, Portugal, Hollande, Suède. Et pourtant il faudra attendre le 1 er juillet 1946 pour trouver réunis à Luxembourg les représentants des trente-quatre nations adhérentes à la FIFA. Elles confirment la décision prise avant la guerre de confier l’organisation de la prochaine Coupe du monde au Brésil.
Des problèmes nouveaux Passer de l’état de guerre à l’état de paix n’est pas une tâche facile quand il faut s’adapter aux bouleversements provoqués par six années de conflit. Au siège de la FIFA à Zurich, le secrétaire M. Schricker a réussi à maintenir les relations entre les dirigeants des fédérations nationales. Ceux de l’Italie n’ont pas laissé s’envoler la Coupe remportée par Piola et ses coéquipiers, ce qui leur vaudra de retrouver leur place au sein de la FIFA, malgré la participation de leur pays à la guerre aux côtés de l’Allemagne et l’activité politique compromettante de certains d’entre eux. Car le problème des engagements dans la Coupe du monde se pose en des termes nouveaux : l’Allemagne et les nations qui ont combattu à ses côtés ne peuvent être immédiatement réintégrées dans la communauté du football. Quant aux pays sous influence soviétique (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, Bulgarie), ils attendent les décisions de l’URSS, qui a adhéré à la FIFA mais n’est pas disposée à participer si vite à la Coupe du monde, malgré la sensationnelle tournée du Dynamo de Moscou en Grande-Bretagne.

Enfin l’Angleterre !

Si la compétition internationale va donc être privée d’une partie importante des forces du football, elle a enfin reçu le renfort espéré depuis un demi-siècle : celui de l’Angleterre. Un événement qui fait passer au second plan les défections précitées, ainsi que les absences des continents asiatique et africain entrevus dans les deuxième et troisième Coupes du monde. En revanche, l’Europe de l’Est est représentée par la Yougoslavie, grâce à Tito qui s’est libéré de la discipline stalinienne et grâce à ses footballeurs Mitic, Bobek et Tchaïkovski vainqueurs de la France dans la phase éliminatoire.

La FIFA, qui a rendu hommage à son président français Jules Rimet en donnant son nom à la Coupe providentiellement récupérée, était prête à accorder à l’équipe de France le bénéfice d’un repêchage afin de remplacer l’Ecosse, régulièrement qualifiée mais victime de ses complexes anti-anglais. La crainte des longs déplacements aériens imposés par la compétition au Brésil, un an après la catastrophe de Superga qui anéantit l’équipe du Torino, explique le refus inattendu de la Fédération française autant que les appréhensions nées des défaites concédées en matches amicaux face à la Belgique et à l’Ecosse.

L’Italie manifestera plus d’amour-propre. Elle aurait pu justifier une éventuelle défection en rappelant la conséquence du drame de Superga : pas mois de sept joueurs du Torino faisaient partie de l’équipe nationale. Elle a préféré construire une nouvelle « squadra » avec une majorité de joueurs milanais et éprouver ses possibilités en affrontant l’Autriche, la Hongrie, la Belgique et surtout l’Angleterre à Londres, avant de se qualifier pour le Brésil.

Des impératifs financiers

En dépit des précieuses présences de l’Angleterre et de l’Italie, les organisateurs brésiliens manifesteront une certaine déception en constatant que le nombre des participants à la phase finale de cette quatrième Coupe du monde ne sera pas supérieur à celui de la première. Avec cinq équipes sud-américaines (Brésil, Uruguay, Paraguay, Bolivie, Chili), une équipe centraméricaine (Mexique), une équipe nord-américaine (USA), six équipes européennes (Italie, Suisse, Suède, Espagne, Yougoslavie, Angleterre), on arrive au même résultat que vingt ans plus tôt à Montevideo.

Parce qu’il faut couvrir les frais importants exigés par les déplacements réalisés pour la première fois par voie aérienne, le Brésil a réussi à obtenir de la FIFA le remplacement de la formule éliminatoire directe qui limitait à seize le nombre des matches et donc celui des recettes, par une formule championnat qui permet de jouer vingt-deux matches. Pour la même raison financière, l’équipe du Brésil a été placée dans un des deux groupes de quatre équipes, afin de jouer trois matches assurés de grosses recettes. Alors que l’Uruguay ne devra disputer qu’un match pour atteindre la poule finale réunissant les vainqueurs des quatre groupes, de surcroît très facile contre la Bolivie, pour atteindre la poule finale réunissant les vainqueurs des quatre groupes. Personne n’a prévu les conséquences sportives de ces déséquilibres.

La « cidade maravilhosa »

Il faut dire que les Européens _ techniciens, dirigeants, journalistes _ ont l’impression de débarquer dans un autre monde en atterrissant à Rio de Janeiro en cette année 1950. Ils viennent de quitter _ à l’exception des Suisses et des Suédois_ des pays qui s’efforcent encore de panser les plaies effroyables laissées par six années de guerre. Et les voici dans une ville qui leur offre l’image la plus flatteuse de ce que l’on appelle déjà « un pays en développement ». L’expression semble fabriquée sur mesure pour la « cidade miravilhosa », dont les buildings blancs bordent les plages aux noms magiques : Flamengo, Botafogo, Copacabana, Ipanema, Leblon, que domine le pic de de Corcovado d’où l’on peut admirer admirer les splendeurs de la Baie de Guanaraba, sans voir les favellas, dissimulées dans la verdure des « morros » cernés ou traversés par de larges avenues où des « lotaçoes » (autobus) roulant parfois à trois de front, se livrent d’extravagantes courses de vitesse.

Tout semble extraordinaire dans cette ville de trois millions d’habitants, dont l’aéroport Santos-Dumont occupe l’un des quais du port, où les avions atterrissent entre deux files serrées d’appareils au repos. Le fond sonore du spectacle n’est pas moins ahurissant. Partout des haut-parleurs confient, entre deux sambas, à des radioreporters à l’élocution intarissable et aux superlatifs sonores la tâche de tenir en haleine une population dont l’unique sujet d’intérêt semble être la « Taça do mondo », cette Coupe du monde que le Brésil va bien sûr remporter, comme le rappelle toutes les dix minutes la chanson intitulée « O Brasil ha de ganhar ».

L’avertissement suisse

Sao Paulo, Porto, Belo Horizonte, Recife, Curitiba, les villes où se joueront les autres matches n’offrent pas aux visiteurs du Vieux continent une image aussi exotique du Brésil. Mais la passion pour le football des Paulistes, dont le dynamisme est symbolisé par la multiplication de ses gratte-ciels, celle des Gauchos, des Mineiros, des gens du Pernambouc et du Parana sont tout aussi puissantes, si leur expression est moins colorée. Ce qui caractérise cette passion pour le « futebol », c’est qu’elle anime toutes les classes de la société, ouvriers, employés, étudiants constituant la masse de la clientèle des stades et des programmes sportifs de la radio. Les footballeurs européens et leurs accompagnateurs ont été ébahis en observant les milliers de jeunes descendus des bidonvilles, vêtus des maillots des grands clubs, pour disputer sur les trottoirs, les terrains vagues et les plages, d’innombrables parties de foot terminées à la nuit.

Mais la certitude claironnée à longueur de journées et de soirées par le refrain « O Brasil ha de ganhar » est-elle de nature à faciliter la tâche de l’équipe au maillot oret vert ? La question n’est pas superflue car si le premier match contre le Mexique ne lui pose aucun problème, le « verrou » de l’entraîneur suisse Rappan, lui paraît si solide qu’un match nul très heureux (2-2) sanctionne sa médiocre sortie. Et l’on se demande si la Yougoslavie, qui a battu le Mexique et la Suisse ne va pas être pour le Brésil un obstacle infranchissable sur la route d’une qualification réservée au premier de chaque groupe. Une judicieuse décision de Flavio Costa, le « tecnico » brésilien, constituant la triplette centrale d’attaque Zizinho- Ademir-Jaïr évite ce qui eût été une catastrophe pour la compétition. Les magnifiques actions conjuguées de ces trois grands artistes ne laissent aucune chance aux vainqueurs de l’équipe de France (lors des éliminatoires) et plongent dans le ravissement les 170 000 spectateurs qui ont envahi Maracana, le stade géant qu’on vient à peine de terminer.

Ils ont cependant eu tort d’oublier le sévère avertissement donné prématurément par la Suisse, dont le style s’apparentait à celui de l’Uruguay. Une défense très forte avec un remarquable keeper, Stuber, les arrières athlétiques Bocquet et Neury et trois remarquables spécialistes de la contre-attaque, Friedländer, Tamini et Fatton. Les deux buts qu’ils ont marqués face au Brésil constituent les meilleurs exploits réalisés par une équipe européenne dans cette Coupe du monde.

L’Angleterre K.O.

L’Angleterre, qui a marqué son entrée dans la Coupe du monde par une victoire sur le Chili (2-0) n’imagine pas que la formation hétéroclite présentée par les Etats-Unis et battue d’entrée par l’Espagne puisse créer quelque soucis aux Ramsey, Wright, Finney, Mortensen Mannion et autres stars du pays qui a inventé le football. Pourtant, c’est Gaetjens, l’avant- centre haïtien des Etats-Unis qui marque à la 36 ème minute un but que les attaquants anglais, malgré une domination écrasante, ne parviendront jamais à faire oublier. « L’impossible est arrivé ! » déclarent les observateurs britanniques lorsqu’un dernier tir, un coup-franc de Ramsey, ne parvient pas à vaincre Borghi, l’excellent gardien américain.

Le rappel du grand Stanley Matthews, sous-estimé par le manager anglais Winterbottom, ne réussit pas à métamorphoser l’équipe d’Angleterre dans le match de la dernière chance qui l’oppose à l’Espagne. Car cet adversaire dispose aussi des services de remarquables ailiers qui se nomment Gainza et Basora. Battue (0-1), l’Angleterre disparaît sans gloire de sa première Coupe du monde.

L’Italie connaîtra le même sort mais, si elle est battue de justesse (2-3) par la Suède, elle termine par une victoire sur le Paraguay (2-0), qui a auparavant tenu la Suède en échec (2- 2). On accordera par contre peu d’attention aux huit buts marqués par l’Uruguay à la Bolivie dans l’unique match du groupe IV joué à Recife dans le nord du Brésil. Parmi les auteurs de ce score-fleuve, on notera deux noms : ceux de Schiaffino (4 buts) et de Ghiaggia (1 but). On retrouvera le nom de Ghiaggia dans les deux premiers matches joués par l’Uruguay dans la poule finale contre l’Espagne (2-0) et la Suède (3-2). Mais qui aura remarqué ces détails, alors que l’attention de tous les observateurs _ sauf peut-être les Uruguayens _ est concentrée sur les performances du Brésil, écrasant vainqueur de la Suède (7-1) et de l’Espagne (6-1). Désormais on ne peut plus douter du succès final du Brésil, qu’un match nul suffirait à assurer dans le dernier match de la poule finale. Parmi les 200 000 spectateurs de l’ultime partie, on aurait vainement cherché un parieur assez audacieux pour accorder une chance à l’Uruguay.

L’impossible victoire

Le déroulement de la première mi-temps n’est pourtant pas tout à fait celui que la gigantesque foule envisageait. Les Brésiliens ont bien commencé sur la lancée de leurs triomphes sur la Suède et l’Espagne, mais ils se sont heurtés à des réactions de plus en plus résolues des Maspoli, Varela, Perez, Schiaffino et Ghaggia. Les contre-attaques déclenchées par Shiaffino et poursuivies par le frêle mais insaisissable ailier-droit Ghaggia ont provoqué des alertes de plus en plus sérieuses dans la défense brésilienne.

Après le repos, Ademir et Zizinho, retrouvant leur habileté, ont permis à Friaça d’ouvrir le score et à la foule de respirer. Mais loin de les abattre , ce but semble déchaîner les Uruguayens, qui multiplient les attaques sous l’impulsion de Varela et de Schiaffino. Un raid de Ghiagguia se termine par une superbe passe à Schiaffino, dont le tir ne laisse aucune chance au gardien brésilien Barbosa. L’égalisation n’a rien de catastrophique pour le Brésil, qui pourrait se contenter d’un score nul pour remporter la Coupe. Mais les Uruguayens poursuivent leur offensive et, à la suite d’un habile mouvement mené avec Perez, Ghiaggia signe un second but qui est celui de la victoire. Là encore l’impossible est arrivé, mais l’exploit de l’Uruguay à onze contre 200 000 a une autre allure que celle de des Etats-Unis contre le onze anglais.

La consternation de la foule de Maracana est telle que la remise de la Coupe Jules Rimet à cette formidable équipe de l’Uruguay, qui a justifié un surnom qu’elle doit à la couleur de son maillot (« la Celeste » ), a été effectuée par hasard, Jules Rimet rencontrant au milieu d’une foule atterrée un joueur de l’équipe victorieuse. Quant à Alcides Ghiaggia, personnage timide et dépourvu des attributs habituels des vedettes, on a pu dire et écrire de lui « l’homme qui a fait pleurer le Brésil ». Ce dont aurait pu témoigner à l’époque un jeune garçon de l’Etat de Sao Paulo qui suivait le match à la radio et qu’on appelait déjà Pelé.

Il reste que cette finale a réuni celles qui étaient indiscutablement les deux meilleures équipes de la compétition. Un résultat sportivement satisfaisant, comme le seront certaines des futures éditions de la Coupe du monde. Il convient d’ajouter au côté positif de l’édition brésilienne un énorme succès populaire : 1. 337. 0000 spectateurs, près de trois fois le record établi par la France en 1934 avec 483 000 spectateurs ? L’édification d’un stade de 200 000 places était à la mesure des ambitions d’un pays qui prenait conscience de ses immenses potentialités, mais aussi de la vitalité d’un sport que n’avaient pas altérer les deux conflits les plus meurtriers de l’histoire mondiale.



Déjà la guerre froide

Organisée dans un pays neutre, à 10 000 kilomètres du théâtre principal de la guerre et de ses séquelles, cette Coupe du monde qui a clairement souligné le caractère esthétique du football n’a pu cependant ignorer le contexte économique, social et politique de l’époque. Si l’absence de l’Allemagne, l’une des grandes nations du football, était une conséquence de la défaite militaire du Reich, la non-participation des pays de l’Est européen était l’une des manifestations de la « guerre froide » opposant le bloc des nations de l’Est sous la direction soviétique au bloc des nations sous le leadership américain. Seule le Yougoslavie de Tito a réussi à se libérer et à libérer ses footballeurs, alors que leurs collègues de Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie er Autriche, étaient contraints de rester en deça du « rideau de fer ».

Ces abstentions forcées ont peut-être la victoire à l’équipe du Brésil. Tandis que sa participation dans un groupe de quatre équipes l’obligeait à jouer trois matches dont deux étaient difficiles face à la Suisse et à la Yougoslavie, l’Uruguay remportant une facile qualification dans son seul match contre la Bolivie, son unique concurrent en raison des forfaits de l’Ecosse et de la France. Varela et les siens abordaient donc le groupe final dans un meilleur état de fraîcheur que la Suède, qui avait affronté l’Italie, que la Suède qui rencontré l’Italie et le Paraguay, que l’Espagne qui avait dû battre les USA, le Chili et l’Angleterre, et surtout que le Brésil. Ce n’est pas un hasard si la deuxième mi-temps des joueurs brésiliens fut beaucoup moins probante que la première.

Le test aérien

Cette quatrième Coupe du monde a marqué l’apparition dans le sport d’un moyen de communication qui devait faciliter considérablement l’organisation des compétitions et modifier l’existence des professionnels. L’étendue du territoire brésilien était un test sérieux pour l’utilisation de l’aviation par des collectivités comme les équipes de football. Ce test s’est avéré positif : les longs voyages nord-sud (Recife-Porto Allegre) n’ayant pas provoqué plus d’incidents que les déplacements Rio–Sao Paulo, Rio-Curitiba ou Rio–Belo Horizonte.

Les moyens d’information n’ont pas encore bénéficié en 1950 des progrès enregistrés dans les moyens de transport. Le coût très élevé et l’irrégularité des relations téléphoniques ont fait reculer la plus grande partie de la presse européenne, insuffisamment convaincue de l’importance du football en général et de la Coupe du monde en particulier, celle-ci n’intéressant encore un pays que dans la mesure où son équipe nationale y participait.
Dans ce domaine aussi, la Coupe du monde fera son chemin.