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Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
DEUXIEME PARTIE Le temps des artistes (1950-1962) La Fierté du Chili  !

Chapitre VIII
Santiago 1962

LA FIERTE DU CHILI

Pour que les Sud-Américains acceptent de jouer en Suède une Coupe du monde qui aurait dû se dérouler en Amérique du Sud, il a fallu leur promettre de respecter ensuite la règle de l’alternance violée à deux reprises au profit de l’Europe. Une promesse qui semble difficile à tenir, car en gagnant à Stockholm le Brésil a donné à son continent un avantage inattendu qu’il devrait consolider sur son sol. D’où la mauvaise humeur des Européens, qui se traduit par des propos acerbes sur le choix du Chili comme pays organisateur de la VIIème Coupe du monde. Les fédérations européennes, qui n’ont jamais manifesté un goût immodéré pour les voyages au long cours, ne manquent pas de faire état de l’éloignement du pays désigné par la Confédération sud-américaine.

Trop pauvre

La distance qui sépare l’Europe du Chili (12  000 km) n’est portant pas très supérieure à celle qui la sépare de Montevideo, une ville moins inaccessible que l’affirmaient, pour motiver leur abstention à la première Coupe du monde, quelques intrépides porte-parole du football européen. La longueur et la hauteur de la Cordillère des Andes justifient-elles leur appréhension ? Quand ils apprennent que les Jets ont les moyens de survoler les crêtes entre lesquelles les avions à hélices de l’Aéropostale devaient se faufiler, et qu’Air-France allait inaugurer une seconde ligne Paris-Santiago en contournant la Cordillère par Caracas et Lima, ils ne désarment pas.

Le Chili a-t-il les moyens d’organiser une compétition qui exige de grands stades, des transports modernes, des structures d’accueil pour les équipes et les visiteurs venus des autres pays  ? Un journaliste italien, de retour d’un reportage à Santiago, répond à ces pertinentes questions, en donnant de la capitale du Chili une image de nature à légitimer éventuellement l’annulation d’un choix insensé. A le lire, on ne peut décemment organiser une Coupe du monde dans une ville aussi misérable, où la délinquance, la prostitution, la pénurie donneraient à la grande épreuve sportive un environnement insupportable.

D’autres envoyés spéciaux de la presse européenne se chargent heureusement d’offrir à leurs lecteurs une idée plus exacte des réalités. Le Chili de 1962 n’est certes pas un pays riche, mais il possède les structures nécessaires pour recevoir dignement les équipes et les visiteurs les plus exigeants, en particulier à Santiago dont les quartiers du centre offrent les caractéristiques essentielles de la plupart des grandes capitales du monde. En ce qui concerne la compétition footballistique, Santiago n’a pas à construire un grand stade, car il existe déjà avec 80  000 places. A Vina del Mar, dans un cadre naturel admirable, à 150 kilomètres de Santiago, une autre arène moderne de 40 000 places, vient d’être construite. A Rancagua, dans une ville minière située à 90 kilomètres de la capitale, un stade de 25  000 places, recevra les matches du premier tour. Mais les Européens se posent des questions concernant le stade d’Arica, une ville située à 2000 kilomètres de Santiago à la frontière du Pérou, où il a fallu reconstruire le stade et fabriquer de toutes pièces une pelouse avec du gazon importé d’Europe et arrosé toutes les quatre heures chaque jour pour la fixer sur un sol que la pluie n’humecte jamais.


Riera continue Dittborn

On sera vite rassuré, car si le représentant la Fédération chilienne Carlos Dittborn a dépensé en 1956 des trésors d’éloquence pour convaincre la FIFA que le Chili est capable d’organiser la Coupe du monde, il a mis un point d’honneur à démontrer que le peuple chilien est capable de le suivre dans la réalisation de son ambitieux projet. L’idée de faire disputer à Arica les rencontres d’un groupe du premier tour est certes audacieuse. Elle reçoit l’aide du gouvernement désireux de montrer au monde que les revendications du Pérou et de la Bolivie sur ce port de 100  000 habitants sont dénuées de fondement.

Tous les projets de Dittborn sont pratiquement réalisés quand une crise cardiaque l’emporte un mois à peine avant le coup d’envoi de cette Coupe du monde qu’il a imposée, en dépit des critiques italiennes et des complexes d’infériorité d’une partie de la presse sportive de Santiago.

Aurait-il été déçu  ? Probablement pas, car l’organisation de la compétition, si elle dispose de moyens modestes, n’en sera pas moins impeccable. La carrière de l’équipe du Chili, fort bien préparée techniquement et moralement par Fernando Riera, un entraîneur intelligent, confond les sceptiques qui étaient légion au Chili et dépasse les espérances les plus optimistes, puisque l’accession aux demi-finales où elle affronte le Brésil, puis la conquête de la troisième place du Tournoi aux dépens de la Yougoslavie, sont les performances jamais égalées dans l’histoire du football chilien.

Pour parvenir en quart de finale, le Chili a battu la Suisse puis l’Italie mais, ayant succombé devant l’Allemagne, il termine à la seconde place de son groupe, ce qui l’oblige à poursuivre sa carrière à Arica devant l’URSS, l’un des favoris de la compétition.

Ce n’est pas une faveur pour les joueurs de Riera, qui auraient bénéficié à l’Estadio National de Santiago d’un soutien plus important du public. Les Soviétiques, qui ont joué leurs trois matches du premier tour sur le terrain d’Arica, ont l’avantage d’être familiarisés avec ce cadre. Les Chiliens, sous l’impulsion des excellents Eyzaguirre, Raul Sanchez, Landa et Rojas, remportent cependant une victoire très régulière (2-1) sur le légendaire Yachine et ses coéquipiers au cours d’une rencontre jouée correctement sous le contrôle du Hollandais Leo Horn, l’arbitre du match historique Angleterre-Hongrie de Wembley en 1953.

Dans les rues de Santiago

Le résultat que les 20  000 spectateurs d’Arica accueillent avec satisfaction mais sans excès d’enthousiasme, car la qualité du match a été médiocre, aura le don de déclencher dans les rues de Santiago des manifestations populaires qu’inspirent à la fois la fierté nationaliste et la revendication sociale. Une signification qui n’avait pas échappé aux forces de l’ordre, dont les mitrailleuses placées dans tous les carrefours surveillent les camions et les voitures qui sillonnent les rues de la capitale, porteurs des drapeaux du Chili mais surtout d’énormes banderoles aux libellés agressifs.

La défaite du Chili en demi-finale à Santiago met un terme aux manifestations populaires. Privée de Pelé, l’équipe du Brésil, dont plusieurs éléments dépassent la trentaine, est vulnérable. Mais les Chiliens, paralysés par un complexe d’infériorité, déçoivent les 80  000 spectateurs par un comportement sans audace. Ils retrouveront leurs qualités sur le même stade en s’imposant contre une forte équipe de Yougoslavie dans le match pour la troisième place. Il aurait sans doute fallu un autre enjeu pour déclencher un mouvement analogue à celui qui avait donné à Santiago l’allure d’une ville prête à une révolution.

Sur le plan sportif, le Brésil a encore été la vedette de cette Coupe du monde qu’il remporte pour la seconde fois, non sans avoir connu de sérieuses craintes depuis son premier match contre le Mexique jusqu’à la demi-finale. Sans le concours de Pelé qui a ouvert le score et donné à Zagalo la balle du second but, le tenant du titre aurait été battu dès son entrée en scène à Vina del Mar.


Pelé, blessé à l’aine, doit abandonner son équipe et la Coupe du monde à la mi-temps de son deuxième match contre la Tchécoslovaquie. Il a auparavant donné assez d’alertes aux Tchèques pour les inciter ensuite à se contenter d’un 0-0 sans conséquence sur la suite de son parcours dans la compétition.

Garrincha était là

Mais c’est contre l’Espagne que le Brésil connaît les pires angoisses après le but marqué par Adelardo et la superbe partie de Puskas, qui a adopté la nationalité espagnole depuis qu’il brille sous les couleurs du Real Madrid.

Amarildo, le remplaçant de Pelé, est assez opportuniste pour obtenir l’égalisation avant la 90ème minute, rétablir la situation et éliminer l’Espagne qui n’a pu disposer des services de Di Stefano blessé.

Devant l’Angleterre en quart de finale, le Brésil retrouve le Garrincha de 1958, dont les dribbles, les feintes et les tirs (deux buts) affolent les Britanniques. Garrincha justifiera de nouveau en demi-finale l’appellation du film que le  «  cinema novo  » lui consacrera bientôt sous le titre «  Garrincha alegria do povo  » (Garrincha la joie du peuple). Il sera moins bon en finale où la défense tchèque se comportera avec intelligence pour limiter ses débordements. Mais il a réveillé au bon moment ses coéquipiers qui ne sont plus des jeunes, les Nilton et Djalma Santos, Mauro, Vava, Zagalo, Didi, dont l’expérience suffira pour venir à bout des Tchèques en finale malgré les qualités des Masopust, Nowak, Kvasniak et Pospichal.

L’art ou le «  réalisme  »

Les plus indiscutables champions du «  futebol-arte  » depuis douze années ont conservé le titre mondial. Garrincha, personnification de la fantaisie, du plaisir de jouer, a soulevé l’enthousiasme du public chilien, même quand il a mystifié la défense de l’équipe du Chili. Parmi les équipes qui ont laissé la meilleure impression grâce à la qualité de leur jeu, on n’est pas étonné de trouver la Hongrie, qui a trouvé dans la personne d’Albert un avant-centre digne de la grande équipe de 1954.

Parmi les individualités qui se sont illustrées sur les stades du Chili, on ne peut éviter de citer les Italiens Rivera et Sivori, le Suisse Antenen, le Yougoslave Sekularac, le Tchèque Masopust, le Hongrois Albert, le Chilien Eyzaguirre, l’Argentin Mazzolini, l’Uruguayen Rocha, les Brésiliens Nilton Santos, Zito, Didi, Garrincha, l’Hispano-Hongrois Puskas. Les artistes étaient donc bien présents en juin 1962 au Chili, et ils ont gagné grâce au Brésil. Mais l’âge de la plupart des joueurs qui incarnent la même conception du football donne à penser qu’ils devront bientôt céder la place. A quel type de joueurs et à quel type de jeu  ?

Cette Coupe du monde a répondu à une question que pose l’évolution du football européen depuis deux années. Une évolution vers un jeu «  réaliste  » aux dires des admirateurs de l’entraîneur de l’Inter de Milan, Helenio Herrera. Le public de Santiago et la presse internationale ont trouvé, au cours de l’affreux combat opposant l’Italie à l’Allemagne, l’illustration parfaite d’une conception du football qui se résume à «  il n’y a que le résultat qui compte, tous les moyens sont bons  ».

La «  guerra mundial  » stigmatisée avec juste raison par la presse chilienne a fait des victimes  : l’arrière soviétique Dubinski, l’attaquant suisse Norbert Eschmann, le demi uruguayen Alvarez, l’attaquant argentin Oscar Rossi, l’arrière colombien Zuluaga, tous avec la jambe fracturée, ont payé leur tribut au «  réalisme  ». On peut d’ailleurs se demander comment des matches comme Allemagne-Italie et Chili-Italie n’ont pas fait plus de victimes tant la hargne de leurs acteurs incitait à craindre le pire. Comment cependant se douter que ces faits annoncent un tournant dans la vie du football  ?

Il faut bien dire que le contexte international du début des années 60 n’est pas de ceux qui incitent à la sérénité. Dès 1961, les Etats-Unis les Etats-Unis ont rompu les relations diplomatiques avec Cuba et favorisé la tentative de débarquement des exilés cubains. La construction du mur de Berlin est annoncée. L’intervention américaine contre le Nord-Vietnam se précise. En 1962, la troisième guerre mondiale est évitée de justesse par le retrait des fusées et des bombardiers soviétiques installés à Cuba.