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Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
TROISIEME PARTIE La marche inexorable du réalisme

Troisième PARTIE

La marche inexorable du réalisme
(à partir de 1963)
Chapitre X
Mexico 1970
Pelé  ! Pelé  ! Pelé  !

Pour la première fois, une nation de l’Amérique centrale se charge de l’organisation de la Coupe du monde. Elle n’a jamais brillé dans cette compétition, à laquelle elle a participé depuis sa première édition, mais ce pays de 52 millions d’habitants, à la démographie galopante, a les moyens d’assumer la tâche que la FIFA lui a confiée. Il possède de superbes stades modernes, dont le fleuron est l’Azteca de Mexico, l’arène de 115  000 places la mieux conçue pour le spectacle du football. Sa chaîne de télévision, qui couvre l’Amérique centrale et le nord de l’Amérique du Sud, est prête à répondre aux exigences de la clientèle de la télévision mondiale, qui a connu depuis 1966 un prodigieux développement.

La compétition comporte cependant plusieurs inconnues. La première relève de la géographie. Les problèmes d’adaptation à l’altitude ont causé des soucis aux visiteurs. Mexico, Puebla, Toluca, qui accueilleront les groupes éliminatoires des huitièmes de finale sont situés à plus de 2000 mètres. Seule Guadalajara ne dépasse pas le seuil de 1540 mètres.

Deux remplacements

La seconde inconnue est l’importante modification du règlement de la compétition qui autorise désormais le remplacement de deux joueurs en cours de match. Il ne suffira plus de blesser un adversaire pour bénéficier de l’avantage du nombre. Mais le remplacement des joueurs pourra être fait à des fins tactiques. La troisième inconnue concerne l’ambiance des stades dans un pays de l’Amérique latine qui n’a pas subi en Angleterre le traitement de choc infligé aux Brésiliens, Uruguayens et Argentins, mais qui pourrait être tenté de s’inspirer des méthodes du président de la FIFA.

Stanley Rous est toujours en place, Ramsey encore manager de l’équipe d’Angleterre. Le premier a mis tout en œuvre pour désamorcer l’appétit de revanche des Sud-Américains. D’abord en se rendant à Buenos-Aires pour promettre à l’Argentine l’organisation du «  Mundial  » 1978. Ensuite, en réservant à l’Afrique et au duo Asie-Océanie deux places parmi les concurrents de la phase finale au Mexique. C’est ainsi que le Maroc, qui s’est qualifié difficilement dans un groupe de dix équipes, et Israël qui a battu la Nouvelle-Zélande et l’Australie et a surtout bénéficié de l’abstention de la Corée du Nord, représentent des continents dont la revendication commence à être entendue. Ces concessions réduisent la participation de l’Europe à neuf équipes  (cinq de l’Ouest  : Angleterre, Allemagne, Italie, Suède, Belgique et quatre de l’Est  : URSS, Roumanie, Tchécoslovaquie, Bulgarie). L’Amérique latine a cinq représentants  (trois du Sud  : Brésil, Uruguay, Pérou et deux du Centre  : Mexique et Salvador).

Machination à Bogota

L’Argentine, dont Stanley Rous avait des raisons de craindre la rancune, n’a pas réussi à se qualifier face à la très belle équipe façonnée par Didi, l’ancien meneur de jeu du Brésil devenu entraîneur du Pérou. A Buenos-Aires, on n’en est pas moins persuadé que le football anglais ne sortira pas grandi de son expérience mexicaine. Rien ne permet cependant de dire que l’Argentine a une responsabilité quelconque dans l’inquiétant prologue de cette Coupe du monde 1970, qui a pour victime Bobby Moore, le capitaine de l’équipe d’Angleterre.

Au cours d’une escale à Bogota, où Ramsey a cru devoir familiariser ses joueurs avec … l’altitude, Bobby Moore, visitant une bijouterie avec ses camarades, est victime d’une machination grossière mais assez courante à cette époque dans la capitale de Colombie. Il est accusé d’avoir dérobé un bijou de valeur et immédiatement incarcéré. Il faudra l’intervention du gouvernement Wilson pour permettre à Bobby Moore de rejoindre ses coéquipiers à Guadalajara, où ils vont rencontrer entre autres adversaires les Brésiliens. Personne en Amérique latine n’a cru à la culpabilité d’un joueur considéré partout comme un gentleman des stades. Mais le choix du capitaine de l’équipe d’Angleterre comme victime de cette machination montre que les insultes de Ramsey n’y ont pas été oubliées. A Guadalajara d’ailleurs, un grand hôtel occupé par de nombreux supporters anglais est presque chaque soir le ralliement de centaines de manifestants dont la sympathie pour les Britanniques n’est pas évidente. La désignation des arbitres ne suscitera aucune contestation et leurs décisions ne soulèveront pas de critiques.

Le nationalisme désamorcé

La qualification du Mexique pour les quarts de finale a été saluée par d’énormes manifestations populaires dans les rues de Mexico, où elle a battu le Salvador et la Belgique après avoir tenu l’URSS en échec. Dans la capitale la plus peuplée du monde, qui deux années plus tôt avait été le théâtre de la sanglante répression de la place des Trois Cultures, on pouvait craindre une flambée de violence inspirée cette fois par le nationalisme. La présence à Mexico de l’équipe du Salvador, dont la rivalité sportive avec le Honduras avait dégénéré en guerre véritable, rappelait les dangers de ce type de situation. En choisissant le petit stade de Toluca (37  000 places) pour le quart de finale Mexique-Italie, les autorités mexicaines montraient qu’elles avaient conscience du danger qu’aurait constitué l’appui des 115  000 spectateurs du Stade Aztèque à leur équipe nationale.

A Toluca, il n’y eut pas d’incident, malgré la victoire de l’Italie sur le score de 4-1. Une belle leçon pour Stanley Rous qui n’avait pas hésité à violer le règlement pour avantager son équipe en 1966, en la faisant jouer tous ses matches sous la pression des 100  000 spectateurs de Wembley.

A Guadalajara, où l’Angleterre disputa les trois matches de son groupe, ses joueurs n’eurent pas à souffrir des méfaits de l’altitude puisque la seconde ville du Mexique avait la situation la moins élevée des cités du Mondial. Elle n’eut pas non plus à se plaindre de l’hostilité du public ni de la partialité des arbitres, puisque aucun de ses matches ne fut dirigé par un Sud-Américain.

Dans sa partie la plus difficile, qui l’opposait au Brésil, il n’y eut aucune irrégularité à signaler, ni dans l’arbitrage de M. Klein, ni dans l’attitude des 60  000 spectateurs qui apprécièrent un débat très équilibré où le but de la victoire brésilienne ne pouvait être discuté par personne, car il fut le résultat d’une action collective d’une limpidité parfaite terminé par un tir de Jaïrzinho. L’élimination de l’Angleterre en quart de finale ne fut l’œuvre ni d’une équipe sud-américaine, ni de l’Argentin Coerezza.

Mais ce fut tout de même une revanche  : celle de l’Allemagne, Beckenbauer et ses compagnons s’imposant (3-2) dans la prolongation d’un duel acharné mais correct. L’Angleterre souffrit de l’absence de Banks, le meilleur gardien du tournoi et d’une erreur de Ramsey remplaçant en cours de match son excellent meneur de jeu Bobby Charlton.

Trois exceptions

Si l’Angleterre n’a donc pas été victime d’une volonté de revanche sud-américaine exprimée par des sentiments antisportifs, l’URSS a subi au Mexique un aussi mauvais traitement qu’à Liverpool en 1966. Mais c’est un arbitre hollandais qui, à la fin du match des Soviétiques contre l’Uruguay, porte la responsabilité d’une élimination imméritée, puisque la victoire d’une formation uruguayenne très agressive fut obtenue grâce à un but marqué sur un centre dont le point de départ se situait hors des limites du champ de jeu. Quant à la Tchécoslovaquie, sanctionnée face à l’Angleterre d’un pénalty scandaleusement injuste, elle dut son élimination à un arbitre français.

Ces deux constats donnent à penser qu’en 1970 les réflexes de guerre froide n’ont pas encore cédé la place à ceux de la détente dans le comportement des arbitres. Mais si en dehors de ces deux cas et de celui de la Belgique, éliminée au profit du Mexique par la décision d’un arbitre argentin, le déroulement de cette compétition n’a suscité aucune critique sérieuse, on le doit sans doute à la situation politique de la fin des années soixante. La Conférence de Paris qui laisse espérer la fin prochaine de la guerre du Vietnam, les conversations soviéto-américaines sur la limitation des armements stratégiques, la signature à Moscou d’un traité germano-soviétique puis à Varsovie d’un traité germano-polonais, vont manifestement dans le sens de l’apaisement, tandis que le mouvement de 68 montre l’aspiration des jeunes à «  changer la vie  ».

Cette ambiance a eu des effets bénéfiques sur cette Coupe du monde. Contrairement à ce qui s’est passé en 1962 et 1966, où de nombreux matches se sont déroulés sous le signe de la violence, la grande majorité des rencontres jouées au Mexique se sont disputées sans incident et l’on a souvent retrouvé la qualité de jeu des Coupes du monde 1950, 1954 et 1958. En premier lieu, bien sûr, dans la trajectoire du Brésil, dont les six victoires sur six matches ont constitué la manifestation de maîtrise totale, que laissait prévoir une performance identique dans la phase préliminaire.

Le Pérou de Didi

Le Pérou qui, grâce à Didi son entraîneur brésilien, s’était engagé dans la voie du jeu offensif et en avait été récompensé en battant l’Argentine dans la phase éliminatoire, manifesta sur les terrains de Leon et Guadalajara la valeur d’un candidat à la finale. Cubillas, Sotil, Challe, ces magnifiques attaquants, la valeur d’un candidat à la finale, auraient justifié cette appréciation s’ils avaient rencontré en quart de finale un autre adversaire que le Brésil. Malgré la valeur de Chumpitaz leur arrière latéral, la défense péruvienne n’avait malheureusement pas les moyens de contenir la formidable division offensive menée par Pelé.

L’Uruguay, qui accéda aux demi-finales grâce à la victoire sur l’URSS qu’elle devait à un arbitre européen, déçut ceux qui avaient vécu les grandes heures de la «  Céleste  », en négligeant complètement ce qu’elle devait à sa tradition offensive pour sacrifier à la forme la moins estimable du «  réalisme  », c’est-à-dire la violence.

Cet argument n’avait aucune chance d’être efficace devant le Brésil de 1970, fort de l’expérience acquise dans la conquête de deux titres mondiaux, ni face à l’Allemagne que les arguments physiques ne pouvaient impressionner. Et c’est très logiquement que les maladroits héritiers du grand Schiafino, laissèrent échapper la troisième place qui paraissait à leur portée.

L’offensive forcée

L’ambiance offensive de ce «  Mundial  » réussit même à influencer le comportement de l’Italie et de l’Allemagne dans la demi-finale si riche en rebondissements qui opposa deux équipes dont les préoccupations défensives étaient notoires, et qui se termina par la victoire italienne sur le score de 4-3.

L’Italie ayant ouvert le score dès la 7ème minute, l’Allemagne dut consacrer toutes ses forces à l’offensive pour égaliser. Elle y parvint à la dernière minute du temps réglementaire par Schnellinger, un défenseur monté en attaque, et obtint un second but dès le début de la prolongation. Ce qui obligea les Italiens à se lancer à l’attaque, à égaliser à 2-2 puis à prendre l’avantage 3-2. L’Allemagne égalisant de nouveau, l’Italie repartait pour obtenir par Rivera le but de la victoire à 4-3.

L’Italie avait montré dans ce match les possibilités offensives de ses joueurs, paralysées depuis des années par les rigueurs du «  catenaccio  ». mais ils devaient leur libération provisoire à un concours extraordinaire de circonstances. Pour rencontrer en finale le Brésil, dont ils connaissaient les caractéristiques, leur directeur technique opta pour un retour au «  catenaccio  ». Le but marqué dès la fin du premier quart d’heure par Pelé d’une formidable reprise de la tête contraignit la «  squadra  » à modifier son plan.

Une erreur défensive brésilienne permit l’égalisation de Boninsegna et son maintien jusqu’à la pause grâce à l’annulation d’un second but de Pelé à la dernière seconde. Mais en deuxième mi-temps, Gerson rendit l’avantage aux Sud-Américains qui, maîtres du terrain, utilisèrent deux passes de Pelé pour porter le score à 4-1, par Jaïrzinho puis par l’arrière et capitaine Carlos Alberto.

Une éclatante démonstration

La démonstration était éclatante de la supériorité du football offensif sur les expédients de la défense renforcée, puisque c’étaient les deux représentants les plus qualifiés de ces conceptions opposées qui s’étaient affrontées sur la pelouse du Stade Aztèque devant 115  000 spectateurs et 800 millions de téléspectateurs (suivant les estimations des médias mobilisés pour la première fois par la Coupe du monde). La démonstration était sans ambiguïté, comme durent le reconnaître dans la presse spécialisée les admirateurs du «  réalisme  » italien. Quant au grand public qui, grâce à la rentrée en force de la télévision dans le «  Mundial  » vivait pour la première fois le «  futebol-arte  », il semblait tout prêt à comprendre la conception tactique qui permettait son épanouissement.
Ce ne fut pas évidemment par hasard si le triomphe, inattendu de l’art du football au milieu des années où le «  réalisme  » régnait sans partage, eut pour auteur le Brésil. Depuis 1950, ce pays incarnait cette conception du jeu, avec une extraordinaire réussite puisque d’abord finaliste en 1950, puis quart de finaliste en 1954, il remportait le titre en 1958, en 1962 et en 1970. Trois titres mondiaux en douze ans, qui valaient bien l’attribution définitive de la petite victoire aux ailes d’or, dénommée «  Coupe Jules Rimet  ». Mais comment ne pas remarquer qu’un joueur avait participé de façon déterminante à la conquête de ce que les médias sud-américains ont appelé le «Tri». Il s’agit bien sûr de Pelé qui, après avoir fait sensation en 1958 à Stockholm, a sauvé le Brésil à Vina del Mar au Chili avant de réaliser au Mexique un rôle déterminant dans le choix du type de jeu adopté par l’équipe et dans l’application de ce type de jeu.

Le footballeur du siècle

S’il ne s’était pas opposé à Zagalo, son ancien coéquipier devenu directeur technique, le Brésil aurait pratiqué un jeu de contre-attaque comme en 1954 sans le concours de Tostao. Avec l’appui de Carlos Alberto et de Gerson, Pelé imposa le jeu offensif avec l’élément primordial constitué par la présence de Tostao.

Au cours des six matches victorieux du Brésil au Mexique, Pelé mena le jeu avec autant de maîtrise au milieu du terrain qu’à la pointe de l’attaque, avec autant de constance et autant de génie. Vingt ans après, spectateurs et téléspectateurs de 1970 n’ont pas oublié ses incroyables prouesses.

Mais on se demande si son plus grand exploit ne fut pas… d’oublier qu’en 1969, moins d’un an plus tôt, il avait établi un formidable record en marquant le millième but de sa carrière professionnelle, et de rester conscient qu’il était un joueur au service de l’équipe. S’il marqua au Mexique les buts psychologiquement décisifs (le but du 2-1 contre la Tchécoslovaquie, le premier but contre la Roumanie très agressive et le premier but de la finale), ses chefs-d’œuvre furent des dernières passes d’une simplicité et d’une lucidité imprévisibles pour l’adversaire, mais idéales pour le partenaire à qui elles étaient destinées.

On pense en particulier au ballon poussé tranquillement devant le pied droit de Jaîrzinho, alors que les trois derniers défenseurs anglais s’attendaient au tir à bout portant de Pelé. A sa longue percée à travers la défense uruguayenne, volontairement interrompue dans l’attente de Rivelino qui, survenant à toute vitesse, catapulta dans les filets de la «  Celeste  » la balle qu’il lui avait glissée. Et en finale, cette courte passe de la tête à Jaïrzinho qui entra dans les buts italiens avec le ballon. Et enfin le cadeau à son ami Carlos Alberto qui, venu de l’arrière au terme d’une course de cinquante mètres, reçut dans la foulée la balle d’un foudroyant quatrième but. Le plus remarquable dans ces géniales dernières passes  ?
Le naturel, la simplicité, la tranquillité avec lesquelles il les exécuta. Comme si l’on n’avait pu imaginer d’autres solutions que celles-là.

Le football est bien un sport collectif, mais durant cette Coupe du monde, pas une équipe ne l’a incarné aussi totalement que celui qui restera le «  footballeur  » du siècle. Sans lui, le Brésil n’aurait pas fait revivre durant ce mois de juin 1970 l’espérance de voir le football supplanter ses caricatures «  réalistes  ».