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Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
TROISIEME PARTIE La marche inexorable du réalisme

Troisième PARTIE

La marche inexorable du réalisme
(à partir de 1963)
Chapitre XI
Munich 1974

BECKENBAUER BAT CRUYFF
La Xe Coupe du monde commence par une innovation. La statuette ciselée par le sculpteur français Abel Lafleur ayant été gagnée à titre définitif par le Brésil en raison de ses trois victoires, la FIFA la remplace par un autre trophée en or massif, œuvre du sculpteur italien Silvio Gazzaniga. Une formalité sans importance  ? Voire, car on peut la considérer comme hautement symbolique du profond changement qui va affecter la vie de la compétition majeure du football.
Le 21 juin 1970 au stade Aztèque, personne ne doute que Pelé ait dominé la Coupe du monde comme jamais un joueur ne l’a fait. Pourtant, avec ses coéquipiers de la sélection du Brésil et avec tous les footballeurs du monde, il va être frustré du bénéfice moral et sportif de la plus magistrale des compétitions. Que le football soit un grand art populaire, on a commencé à le dire avant Mexico et Joao Havelange, le président de la Confédération Brésilienne des Sports (CBD), n’a pas manqué de le répéter dans un pays où toute la population de sexe masculin a joué, joue ou jouera au «  futebol  ». Mais à ses yeux, ce n’est pas le joueur qui tient le rôle essentiel dans cet art, et il va le prouver sans tarder.

Qui a gagné  ?

Le 11 novembre 1970, la revue officielle de la CBD «  Boletim  » consacrait seize de ses pages à un exposé intitulé  : «  Les préparateurs physiques Chirol, Coutinho et Pareira montrent comment gagner la Coupe du monde  ». Un exposé si important qu’une suite de même dimension est publiée dans le numéro suivant de la revue. Des tableaux de classement dans les différents tests auxquels étaient soumis les joueurs de la sélection y figurent. Et on constate qu’au fameux test de Cooper, ceux qui devaient être aux yeux de tous les meilleurs sont mal classés  : Pelé neuvième, Carlos Alberto quatorzième, Gerson seizième, Tostao dix-septième, Rivelino dix-neuvième  ! Ce qui n’empêche pas la revue officielle de l’organisme présidé par Joao Havelange d’attribuer aux préparateurs physiques nommés par lui le mérite essentiel de la victoire dans le «  Mundial  ».

Joao Havelange va préciser les choses, toujours dans le «  Boletim  » dont le numéro 14 est presque uniquement consacré à sa personne et à ses relations avec le pouvoir politique. Le 21 juin 1971, jour anniversaire de la finale, il va assister à une messe d’actions de grâce avant de se rendre à Brasilia où il va être reçu par le chef du gouvernement militaire, le général Garastazu Medici, auquel il adresse des remerciements ainsi conçus  : «  Il n’y a pas de mots qui puissent exprimer la gratitude du peuple brésilien pour son président. Il n’y a pas dans l’histoire politique du pays un homme qui a démontré un aussi grand intérêt pour le sport national que l’actuel président de la République  ».

Havelange président

L’intérêt «  patriotique  » du général pour le sport national s’est manifesté lors de la préparation de la Coupe du monde par une intervention publique en faveur de Dario, un avant-centre de Belo Horizonte, la ville où le général était né. Intervention qui suscita cette réplique de Saldanha, le directeur technique de la sélection, déclarant à la télévision  : «  Le président dirige la politique du pays, moi je dirige la sélection  ». Dario resta sur la touche et Saldanha fut limogé quelques semaines plus tard sous un prétexte futile, alors que sa sélection avait gagné ses six matches de qualification en marquant 23 buts, avec Tostao au poste de Dario, et en concédant seulement deux buts.

Le général devait manifester sa reconnaissance sans tarder vis-à-vis de Joao Havelange en le soutenant dans la campagne électorale que la victoire des joueurs brésiliens lançait dans des conditions idéales  : un Brésilien dans le fauteuil présidentiel de la FIFA. Dans le fauteuil occupé par un Anglais fort mal vu dans le Tiers-Monde  : Stanley Rous. Pour réunir le plus grand nombre de voix, il fallait convaincre la majorité des présidents des 42 fédérations africaines, des 10 sud-américaines et des 23 centraméricaines. Et pour les convaincre, il fallait leur rendre visite.

Du marathon aérien auquel Joao Havelange se livra, on ne connaît que le kilométrage, mais il fut efficace. La veille du coup d’envoi de la Coupe du monde 1974, le congrès de la FIFA réuni à Francfort donnait pour la première fois à la Fédération internationale un président non européen. Joao Havelange avait exploité avec une belle habileté la victoire de ses footballeurs-artistes, en s’attribuant le mérite de leur triomphe. PDG d’une grande entreprise de transports et d’une banque, propriétaire d’un «  edificio  » (haut building moderne) qui porte modestement son nom, ce Brésilien d’origine belge avait le «  poids  » idéal pour imposer à l’empire du football le style «  réaliste  ».

Sans Pelé, Gerson et Tostao

Certes un nouveau succès de «  ses  » artistes n’aurait pu que renforcer son prestige, mais si les préparateurs physiques de la victoire de Mexico avaient livré leur secrets, les «  cobayes  » de 1970 étaient absents  : Carlos Alberto, Gerson, Tostao, Pelé, les quatre vrais organisateurs de la victoire, avaient pris leurs distances avec l’équipe nationale. Le 18 juillet 1971, un mois après la fière adresse d’Havelange au général, Pelé a fait ses adieux à l’équipe du Brésil à la mi-temps du match Brésil-Yougoslavie à Maracana. Malgré la supplique des 140  000 spectateurs qui crient «  Fica  ! Fica  !  » (Reste  ! Reste  !), malgré des centaines de milliers de lettres, malgré les pressions du gouvernement militaire, Pelé n’est pas revenu sur sa décision. Quand on sait qu’il n’a que 31 ans et que sa carrière de joueur ne se terminera qu’en 1977 aux Etats-Unis, on a quelque raison de penser qu’il est encore en mesure d’être le meneur de jeu du Brésil sur les terrains de la RFA. En 1972, après la Coupe de l’Indépendance (mini-Coupe du monde) disputée au Brésil et gagnée difficilement par les détenteurs du titre mondial, Gerson s’estimant trop âgé et Tostao souffrant d’une grave blessure à l’œil ont laissé la sélection brésilienne sans organisateur du jeu offensif. Carlos Alberto s’était déjà retiré. Avant d’entamer sa reconversion, il avait déclaré  : «  Quand Pelé partira, rien ne sera plus comme avant dan le monde du football  ».

L’entrée en lice dan le «  Weltmeisterschaft  » confirma ce propos. Dès son premier match à Francfort, le Brésil montra ses limites  : 0-0 fut le score de la partie disputée contre la Yougoslavie. Celui du match contre l’Ecosse  : 0-0. Une victoire sur le Zaïre (3-0) permit au Brésil d’éviter l’élimination au goal-average, aux dépens de l’Ecosse qui avait encaissé un but contre la Yougoslavie.

Le deuxième tour se déroulant suivant la formule championnat, le Brésil termina encore à la seconde place de son groupe grâce à deux pâles succès, sur la RDA (1-0) et sur une fantomatique équipe d’Argentine (2-1). Mais la défaite subie contre la Hollande (0-2) souligna les limites que laissait percevoir la faiblesse de son jeu offensif et l’empêcha d’accéder à la finale. Suprême humiliation, il succombait dans le match- classement pour la troisième place devant la Pologne.

Les promesses hollandaises

Si cette Coupe du monde avait donné au Brésil 70 un prestigieux successeur, les amoureux du football se seraient consolés. Durant une partie de la compétition, l’équipe de Hollande manifesta une volonté offensive appuyée sur une grande dépense physique, sur les qualités créatrices de Cruyff et sur l’application constructive de Van Haneghem.

Tant que ces qualités purent bénéficier du soutien chaleureux de nombreux supporters dans les stades proches de la frontière des Pays-Bas (Dortmund, Gelsenkirchen, Hanovre), les Hollandais donnèrent l’impression qu’ils étaient irrésistibles contre l’Uruguay (2-0), la Bulgarie (4-1), l’Argentine (4-0), la RDA (2-1) et le Brésil (2-0). Mais en finale à Munich, où le soutien populaire était partagé, et face à une défense allemande puissante et organisée, ils durent s’incliner au terme d’une partie indécise mais de qualité médiocre.

L’ensemble des performances des Hollandais était supérieur à celui des Allemands. La défaite subie au premier tour par les équipiers de Beckenbauer devant la RDA fut-elle concédée volontairement afin de prendre place au second tour dans un groupe mois difficile que celui de la Hollande, du Brésil et de l’Argentine  ? Le calcul était discutable car si la Yougoslavie et la Suède ne furent pas des adversaires très consistants, le terrain gorgé d’eau de Francfort, avec les aléas que comporte cette situation, parut gêner une bonne équipe de Pologne qui, après avoir battu l’Argentine, l’Italie, la Yougoslavie et la Suède, justifiait la très bonne impression laissée par sa victoire sur l’Angleterre dans la phase qualificative et semblait en mesure d’éliminer la RFA.


La volonté du défenseur

C’est grâce à sa volonté que l’Allemagne en finale força le destin. Une volonté collective dont l’incarnation individuelle fut à la surprise de beaucoup Franz Beckenbauer. Devenu libero, cet élégant joueur du milieu avait trouvé dans son nouveau poste le moyen de déclencher et de poursuivre des contre-attaques surprenantes, à la condition de disposer à ses côtés dans l’axe central d’un véritable défenseur. Le rugueux Schwartzenbek tenait ce rôle.

Mais lorsque, en seconde mi-temps de la finale, les Hollandais appuyèrent à fond leurs attaques pour combler leur retard (1-2), Beckenbauer se transforma en défenseur intransigeant dont l’énergie contrastait avec la position en retrait de Cruyff, loin de la pointe de l’attaque où il aurait pu renverser la situation. Les deux personnalités dominantes ayant décidé de ne pas utiliser leurs meilleurs arguments, on ne s’étonnera pas si la partie s’éleva rarement au-dessus d’un niveau moyen et si la victoire de l’Allemagne, équipe solide mais dépourvue d’inspiration offensive, ne réussit à convaincre aucun spectateur objectif. La défaite du Brésil dans le match pour la troisième place avait montré la veille que les artistes brésiliens étaient restés au pays ou… dans la tribune comme Pelé, observateur nostalgique d’une finale où Cruyff, le seul attaquant de grande classe, avait finalement renoncé.

Si le jeu pratiqué durant cette Coupe du monde fut d’une autre nature que celui que l’on avait admiré au Mexique, il faut préciser que les «  enseignements  » tirés par Joao Havelange et le maintien de Zagalo à la direction technique de la «  seleçao  » n’en portent pas l’entière responsabilité. La plupart des techniciens de tous les pays venus en observateurs s’étaient contentés d’attribuer la supériorité des Brésiliens à leurs qualités individuelles, explication qui sauvegardait l’amour-propre des «  réalistes  ». Ainsi fut escamotée la démonstration tactique du «  Mundial  » 70, qui semblait devoir modifier le sens de ‘évolution du football international.

L’entrée dans la crise

Le succès complet, obtenu en quatre ans, du plan de Joao Havelange, était la preuve que la période 1970-1974 n’apportait pas les conditions favorables à un nouvel essor de l’art du football. Dans le domaine économique, la fin de l’année 1973 est marquée par la multiplication par quatre du prix du pétrole, qui annonce la récession illustrée en 1974 par une chute de la production industrielle et une augmentation du chômage qui va atteindre le chiffre de 15 millions de sans-travail dans les pays de la Communauté Européenne. La guerre du Vietnam n’est pas terminée. Au Chili, le général Pinochet réussit son coup d’Etat. Le régime des colonels grecs s’effondre. Le scandale du Watergate va contraindre le président Nixon à la démission. L’environnement du football est plus favorable à la conservation de l’acquis qu’à la conquête qui implique des risques. La victoire de l’équipe d’Allemagne de Beckenbauer, Breitner, Gerd Muller, Grabowski, Maier, joueurs solides et plus talentueux que géniaux, illustre assez bien l’influence de son environnement en 1974.

La faillite collective du football sud-américain sur les stades de la RFA a été totale  : éliminations au premier tour de l’Uruguay et de l’Argentine, incapables de remporter un seul succès, puis du Chili avec deux matches nuls, qualification difficile du Brésil au premier tour (2 nuls, 1 victoire), une nouvelle place de second au deuxième tour et la quatrième place dans le match de classement. Un bilan désastreux pour le continent qui a réussi à vaincre en 1958 sur le sol européen.

Les dictateurs sud-américains

Les quatre équipes sud-américaines représentent quatre nations ayant une caractéristique commune  : une situation économique et politique chaotique qui a engendré une dictature militaire. Chronologiquement les généraux brésiliens ont réalisé le premier coup d’Etat de l’après-guerre en 1964. Le Chilien Pinochet en septembre 1973. Et si durant la Coupe du monde en Allemagne Isabel Peron occupe officiellement le pouvoir en Argentine, la junte du général Videla s’apprête à s’en emparer. Ce qu’elle va faire en 1976.

Depuis 1950, la situation économique des nations d’Amérique du Sud s’est détériorée. Le Brésil n’est plus le modèle des nations en voie de développement, ni «  le pays de l’avenir  » dont Brasilia, la nouvelle capitale, incarnait l’optimisme. Dans l’ouvrage d’Eduardo Galeano intitulé «  Les veines ouvertes de l’Amérique du Sud  », son collaborateur Carlos Sa Rego écrit en 1978  : «  De projet pharaonique en miracle économique, le Brésil explose. La corruption gagne toutes les sphères du pouvoir. Les richesses fabuleuses accumulées par une minorité sont une insulte au profond dénuement de la majorité de la population. La culture nationale est en lambeaux. Les grandes métropoles, à Rio et Sao Paulo, plongent dans une violence urbaine qui prend des allures de véritable guerre civile. La dette extérieure du pays se monte à 68 milliards de dollars et l’inflation dépasse le taux de 100%. Huitième puissance du monde occidental, le Brésil est une chaudière en ébullition prête à exploser  ».

En Uruguay, jadis nommée «  la Suisse de l’Amérique du Sud  », au Chili et en Argentine, l’armée va écraser l’opposition avec une brutalité inouïe et s’avérer incapable de redresser la situation économique. C’est dans ce contexte social que les quatre équipes sud-américaines ont manifesté leur impuissance sur les stades allemands. Leurs échecs ne sont pas imputables à un grossier truquage de la compétition analogue à celui de 1966. La régularité sportive de la Coupe du monde 1974 n’a donné lieu à aucune critique majeure, et l’équipe d’Allemagne n’a pas eu besoin de recourir aux complaisances des arbitres pour remporter une victoire qui était «  dans l’air du temps  ».