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Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
TROISIEME PARTIE La marche inexorable du réalisme

Troisième PARTIE

La marche inexorable du réalisme
(à partir de 1963)


Chapitre XII
Buenos Aires 1978

UN SURSIS POUR VIDELA

Quatre-vingt-sept équipes au départ de la XIème Coupe du monde  ! Le record de participation est régulièrement battu, mais quatre ans après son élection à la présidence de la FIFA, Joao Havelange n’a rien changé à l’organisation de la compétition.
La phase préliminaire, avec ses 250 matches pour désigner les quatorze équipes destinées à rejoindre dans la compétition finale la RFA, détentrice du titre, et l’Argentine, l’équipe du pays organisateur, a causé de mauvaises surprises à l’Angleterre, la Belgique, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, l’URSS, le Chili. Les Européens se feront une raison, puisque le règlement de cette onzième édition leur offre une abondante représentation  : dix équipes (Italie, Hongrie, Pologne, Espagne, Suède, Hollande, Ecosse, France, Autriche, Allemagne). L’Amérique latine se contentera de quatre (Argentine, Brésil, Pérou, Mexique), l’Afrique d’une seule (Tunisie), comme l’Asie (Iran). Outre leur avantage numérique, les Européens n’ont eu à disputer que quatre ou cinq matches pour se qualifier, alors que la Tunisie et l’Iran ont dû en jouer dix qui exigeaient des déplacements longs et pénibles. Elu grâce aux suffrages des Africains et des Asiatiques, Havelange n’a pu leur témoigner sa reconnaissance. Le «  Mundial  » 78 ayant été, comme on le sait, le cadeau de Stanley Rous destiné à calmer la colère de l’Argentine. L’absence de l’Angleterre éliminée par l’Italie évitera le règlement de comptes que pouvait craindre son successeur à la tête de la FIFA.

Le refus de Cruyff

En 1972, on ne pouvait prévoir le sort de ce «  cadeau  » tombé dans les mains de la junte militaire en 1976 et qu’il servirait à améliorer une image de marque désastreuse. Organiser une compétition aussi populaire dans le monde était une aubaine rêvée pour les généraux putschistes connus comme responsables de milliers d’enlèvements, de tortures et de disparitions, dont les adversaires de la dictature étaient les victimes. Cette perspective posait des problèmes dans les pays des équipes qualifiées pour la phase finale, où l’opinion était divisée sur la participation à une épreuve que la junte tenterait d’utiliser à son profit. Moyennant quelques assurances, les quinze équipes étrangères confirmaient leur participation. Mais en Hollande et en Espagne, le refus de Cruyff, le meilleur footballeur du moment, de se rendre en Argentine avec l’équipe des Pays-Bas ne passe pas inaperçu. En France, Michel Hidalgo, le directeur de la sélection nationale, s’engage à s’informer auprès du gouvernement argentin sur le sort des prisonniers politiques et plusieurs joueurs promettent de participer à cette mission.

La composition des groupes du premier tour de la phase finale n’est pas de nature à créer la saine ambiance sportive que certains envoyés spéciaux de la presse européenne affirment apprécier depuis leur arrivée à Buenos Aires. Le gouvernement militaire n’a pourtant pas caché ses intentions. On sait depuis le mois de janvier que l’agence nord-américaine Burston-Marsteller a été chargée d’utiliser le «  Mundial  » pour modifier «  avantageusement  » l’image de marque du régime. La FIFA, parfaitement informée, s’est refusée à intervenir car «  elle ne veut pas faire de politique  », déclare son secrétaire général Helmut Kaeser.

L’amiral compte sur ses arbitres

Rien ne saurait y contribuer plus efficacement qu’une première victoire de l’équipe d’Argentine dans cette compétition qu’elle n’a jamais réussi à remporter. Pour atteindre ce premier objectif, le Comité d’organisation, dirigé par l’amiral Lacoste, va utiliser deux arguments qui ont déjà fait leurs preuves  : une judicieuse composition des groupes du premier tour et un choix tout aussi judicieux des arbitres. Mais l’amiral n’a pas l’expérience de Stanley Rous de 1966.

Certes l’Argentine va jouer ses trois premiers matches à Buenos Aires dans le cadre familier du stade de River Plate (le stade de la finale), où elle est assurée de 80  000 partisans. Mais pour continuer sa carrière à Buenos Aires, il lui faut terminer à la première place de son groupe. Or l’Argentine figure au départ dans un quatuor où la concurrence promet d’être redoutable puisque l’Italie, la France et la Hongrie en font partie. L’amiral qui n’avait pas envisagé ce détail va recourir à un remède bien connu dans les cas  épineux  : la «  compréhension  » des arbitres.

Le premier adversaire, la Hongrie, est coriace, avec Torocszik, un centre-avant astucieux et remuant, avec Nyilasi, un stratège offensif de qualité, et d’excellents techniciens comme Czapo, auteur du premier but et Zombori. Mais l’arbitre portugais M. Garrido va se charger de faciliter la tâche des Argentins qui délaissent les arguments techniques de leur entraîneur Menotti pour des irrégularités et des provocations multipliées et non sanctionnées. Alors que l’Argentine s’accroche à un score de 2-1, les deux meilleurs Hongrois sont expulsés, ce qui lui assure le succès et… l’absence de Torocszik et Nyilasi dans le match que les Magyars joueront ensuite contre l’Italie, dont la qualification est souhaitée pour garantir les recettes.

Après la Hongrie, la France

L’équipe de France, battue de justesse par l’Italie (1-2) possède avec Guillou, Platini et Trésor, des animateurs dont le talent est à la mesure des ambitions offensives de Michel Hidalgo. Elle semble même capable de se qualifier aux dépens de l’Argentine. Ce que laisse à penser son excellent comportement jusqu’au moment où l’arbitre suisse M. Dubach accorde aux Argentins un penalty pour une faute de main manifestement involontaire de Trésor, qui aura sur le résultat (2-1) de la partie une incidence décisive. L’arbitre israélien M. Klein sera plus scrupuleux que M. Dubach (qui reconnaîtra son erreur beaucoup plus tard), dans le match que l’Italie remportera sur l’Argentine. Ce résultat obligera Passarella et ses coéquipiers à disputer leurs matches du second tour à Rosario devant des partisans moins nombreux qu’à Buenos Aires. Mais ils peuvent être satisfaits d’avoir évité l’élimination.

Cette équipe d’Argentine a montré ses faiblesses dans les trois premiers matches, mais il serait excessif de penser qu’elle est dénuée de qualités. Préparée depuis des semaines par un bon entraîneur, César Menotti, adepte du jeu offensif, elle est sans doute trop consciente des risques quelle assume dans son rôle de faire-valoir du régime pour évoluer avec la sérénité nécessaire. Mais elle a bénéficié dès sa première victoire contre la Hongrie d’un atout, cultivé avec soin par la presse argentine  : le nationalisme. On s’y attendait, mais on n’imaginait pas qu’il atteindrait une forme aussi aiguë.

Les rues de Buenos Aires

La nuit qui suit chacun des matches de l’équipe de Menotti, les rues de Buenos Aires sont parcourues par des foules de plus en plus denses, arborant drapeau national et scandant les syllabes d’un seul mot «  AR-GEN-TI-NA  ». Pas une banderole, pas un mot pour les joueurs. Ce qu’il s’agit de célébrer, c’est l’Argentine. Le mouvement va s’étendre à Mar Del Plata, Rosario, Cordoba, Mendoza, où se déroulaient les matches des quatre groupes du premier tour et où vont se dérouler ceux des groupes du second tour. Dans tous les stades, dans toutes les rues du pays retentit le cri dicté par le pouvoir. Celui-ci ne manque pas d’arguments pour étayer le mot d’ordre, puisque se multiplient comme par hasard dans les quotidiens de Buenos Aires des articles soutenant avec flamme les revendications territoriales du gouvernement argentin sur les «  Malvinas  » (les Malouines) et le canal de Beagle. Quand on a assisté à ces manifestations chaque fois plus importantes et plus bruyantes, on imagine la pression que cette énorme vague nationaliste fait supporter aux arbitres.

Malgré la médiocrité de la Pologne et du Pérou, deux de ses adversaires du second tour, l’équipe d’Argentine bénéficie de trop de circonstances favorables pour ne pas susciter de doutes sur la régularité de ses succès. Le stade de Rosario ne peut contenir plus de 40  000 spectateurs, soit la moitié de la piste entre le terrain et les tribunes, et la foule qui borde de très près les limites du champ de jeu se trouve dans les conditions idéales pour intimider les adversaires de l’Argentine et peser sur les décisions des arbitres. «  C’est la victoire du public  » dira avec résignation Gmoch, l’entraîneur polonais, après la défaite de son équipe (1-2).

Pour aider «  la sienne  » dans son second match contre le Brésil prévu comme difficile,  la junte au grand complet, le général Videla en tête, a quitté la capitale pour s’installer dans les tribunes de Rosario Central. Rien d’étonnant si la partie prend immédiatement l’allure d’un impitoyable combat que les Brésiliens arrivent par instants à interrompre par des éclairs de jeu. Les Argentins, particulièrement Luque et Passarella, spécialistes des agressions et provocations tolérées par un arbitre terrorisé, auraient été battus si le Brésil avait eu des attaquants capables d’exploiter les rares occasions de but de cette partie. Mais Rivelino et Zico avaient été écartés du débat par leur directeur technique, le capitaine Coutinho, l’un des trois préparateurs physiques du Brésil au «  Mundial  » 1970. Un capitaine pouvait-il manquer de respect à un général  ? Le score illustra la solidarité des militaires.

L’arbitrage du Pérou

Le Brésil, dont la stérilité offensive depuis le début de la compétition exaspérait son opinion publique, avait tout de même réussi à marquer trois buts au Pérou, le dernier adversaire de l’Argentine dans le second tour, et trois buts à la Pologne. La désignation du vainqueur du groupe, c’est-à-dire du finaliste, devant s’effectuer à la différence de buts, l’Argentine se trouvait dans l’obligation de réaliser un écart minimum de quatre buts aux dépens du Pérou pour l’emporter sur le Brésil.

En réussissant un score de 6-0, elle parvint à ses fins, sous les regards sceptiques de la presse internationale. Personne n’ignorait en effet qu’elle avait marqué dans ce seul match autant de buts que dans les cinq matches disputés depuis le début du tournoi. On savait aussi que la défense du Pérou avait résisté sans concession à la Hollande (0-0). On connaissait enfin la situation un peu particulière de Quiroga, l’excellent gardien péruvien, que les circonstances plaçaient en face des joueurs de son pays d’origine.

Dire que l’accession à la finale de l’équipe d’Argentine fut d’une parfaite limpidité serait donc très excessif. Personne dans la presse internationale ne s’est risqué à prétendre que sa victoire sur la Hollande, obtenue dans la prolongation (3-1) fut brillante. Tous les observateurs étrangers se sont accordés sur un premier point  : le jeu dur qui caractérisa la partie arbitrée par l’Italien Gonella, manifestement plus décidé à sanctionner les fautes des Néerlandais que celles des Argentins.

Etait-ce dû au fait que le président de la commission d’arbitrage, l’Italien Franchi, avait conçu le projet de prendre la succession de Joao Havelange à la tête de la FIFA, avec le concours de l’AFA (Fédération argentine)  ? Cette version, que rien n’a confirmée par la suite, est moins vraisemblable que celle qui a fait état de la puissante pression populaire, inspirée par le nationalisme exploité à fond par le régime militaire et ses auxiliaires. Sous les yeux du général Videla et de 80  000 partisans en 1978, comme sous les yeux de Mussolini et de 40  000 fascistes en 1934, «  l’étranger  » n’avait aucune chance…

Argentina  ! Argentina  !

Si Johann Cruyff avait mis ses qualités de meilleur attaquant européen au service des excellents joueurs que demeuraient Rensenbrink, Haan, Krol, le sport aurait-il gagné la partie  ? On peut en douter face à des Argentins décidés à tout pour répondre à des foules qui ne semblaient connaître qu’un mot  : «  Argentina  »  ! Cruyff aurait-il réussi à imposer un jeu plus technique et plus intelligent dans un combat où l’on se rendait coup pour coup  ? Aurait-il réussi à éviter les agressions jusqu’à la fin de la prolongation qui fut fatale aux Hollandais  ? Leur but de l’égalisation (1-1) à quelques minutes de la fin du temps «  normal  » ne fut qu’un sursis, que Kempes et Bertoni se hâtèrent de raccourcir.

Dans le climat hystérique de la remise de la Coupe à Passarella, le capitaine de l’équipe d’Argentine, le général Videla s’aperçut peut-être de l’absence des joueurs hollandais qui avaient regagné les vestiaires sans se soucier du protocole. Rares étaient les chefs d’Etat qui avaient répondu à l’invitation de la junte. Durant toute la nuit, les rues de Buenos-Aires battirent leurs «  records d’affluence  » et le délire nationaliste atteignit des sommets. Mais si utiliser une victoire sportive pour détourner l’attention populaire de l’incompétence économique et de la férocité d’une dictature est un expédient politique efficace à court terme, les années 80 n’ont pas tardé à convaincre Videla et ses amis de la nécessité de recourir à une diversion plus dangereuse pour leur peuple et pour leur pouvoir personnel.