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Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
QUATRIEME PARTIE Un avenir programmé

Chapitre XVII

Un avenir programmé

Il a fallu beaucoup de conviction et une énorme patience aux deux hommes qui ont tenu les rôles essentiels dans la création de la Coupe du monde. D’abord le Néerlandais Carl Anton Wilhelm Hirschmann, le plus actif des sept fondateurs de la FIFA en 1904, le plus déçu des promoteurs du «  Championnat international  » déserté par ses engagés en 1906, le plus constant des secrétaires bénévoles. Il a attendu pendant 26 ans la réalisation de «  l’utopie  » abandonnée par Robert Guérin. Ensuite, le Français Jules Rimet, élu en 1921 président de la FIFA, comprit la portée des deux voyages victorieux des footballeurs uruguayens en Europe et réussit à convaincre leurs dirigeants que leur pays était le plus qualifié pour organiser la Coupe du monde en 1930.

S’il faut rendre hommage au sens de l’anticipation des sept fondateurs de la FIFA et de l’habileté diplomatique de celui qui réalisa leur rêve, il faut aussi savoir que le football est né et dépend d’un monde qui lui impose les réalités de son évolution. En 1904, le football anglais avait atteint un âge qui l’autorisait à ne pas se laisser entraîner dans l’aventure d’une compétition internationale par les novices représentants du football des pays du continent européen qu’il venait d’initier à la pratique de son sport. Et il avait cruellement indiqué en 1906 la raison de l’échec du «  Championnat international  »  : l’insuffisante maturité du football «  non british  ». Le silence de l’Anglais Daniel Woolfall, successeur de Robert Guérin à la présidence de 1906 à 1918, s’explique par les confirmations de ce verdict données par les résultats des matches amicaux opposant les équipes anglaises aux équipes continentales.

Une activité socialement marginale

Il était certes évident que la technique supérieure des joueurs britanniques justifiait ces résultats. Mais on ne pouvait nier que le football des pays du contient était encore une activité socialement marginale. Alors que de l’autre côté de la Manche le professionnalisme avait été instauré bien avant le début du siècle, en France par exemple la fédération qui comptait dans ses rangs le plus grand nombre de footballeurs ne cachait pas sa préférence pour les rugbymen. La concentration des grandes villes, moindre que dans l’Angleterre industrielle, exigeait l’utilisation de moyens de transport coûteux et irréguliers qui limitaient les déplacements des équipes et l’extension de leurs championnats.

La guerre de 1914-1918 mit un terme aux compétitions interrégionales et aux matches amicaux internationaux, dont le nombre et la qualité progressaient régulièrement. Mais la mobilisation de la jeunesse des campagnes dans les armées et les usines apporta au football parmi les survivants du massacre des recrues inespérées qui, à la fin des hostilités, lui permirent d’étendre sa pratique dans des régions qui l’ignoraient.

La neutralité de l’Amérique du Sud dans le conflit et les pertes humaines et matérielles qu’elle lui épargna, offrirent aux pays du Rio de la Plata, producteurs de céréales et de viande fournies aux pays belligérants, une prospérité dont profita le football uruguayen et argentin. Leurs voyages en Europe et leurs succès spectaculaires en 1924 et 1928 montrèrent aux continentaux que l’Angleterre n’avait plus le monopole de la maîtrise footballistique et que le monde de ce sport ne s’arrêtait pas aux rivages européens de l’Atlantique. Et comme les footballeurs sud-américains avaient éprouvé sans histoire la fiabilité des paquebots, rien n’empêchait leurs collègues du Vieux continent d’en faire autant. En 1930, l’aviation transocéanique en était encore au stade des exploits de Lindberg, Coste, Bellonte, Mermoz. Le seul problème pour les quatre équipes européennes répondant à l’invitation de l’Uruguay était posé par le statut amateur de leurs joueurs. Il impliquait l’autorisation des entreprises qui les employaient. Ce statut devait bientôt céder la place au statut professionnel.

L’entrée du nationalisme

La politique fit son entrée au cours de cette édition inaugurale de la Coupe du monde. Sous la forme de réaction des nationalistes argentins à la victoire sportive des Uruguayens et aux inévitables allusions officielles à l’indépendance de leur pays conquis dans une guerre avec l’Argentine.
En 1934, le nationalisme revêtit une forme différente. L’idéologie fasciste de l’époque cherchait d’abord à gagner l’adhésion des nations voisines de l’Italie. L’objectif brutalement exprimé par le général Vaccaro ne fut que partiellement atteint. La participation active de Mussolini à la création d’une ambiance chauvine faussa la régularité sportive de la compétition au profit de l’équipe d’Italie. Mais le traitement réservé aux joueurs de l’Espagne, le comportement timoré des arbitres, les vexations prodiguées au président de la FIFA, ne pouvaient échapper aux observateurs, journalistes et supporters étrangers. Et l’on peut se poser des questions sur les chaleureux éloges de Jules Rimet aux inventeurs de la «  Coppa del duce  ».

Ce fut encore la politique ou plutôt le même type de faiblesse politique qui permit à l’équipe d’Allemagne d’aligner à Paris dans la 3ème Coupe du monde cinq joueurs de l’Autriche, un pays régulièrement engagé dans la compétition, mais tout récemment annexé par son «  protecteur  » nazi. L’absence de l’Espagne, qui avait pour cause l’aggravation et la prolongation d’une guerre civile par la volonté du fascisme mussolinien et hitlérien, rencontra la même indifférence. Et la même inconscience du danger.

1950 – L’intervention du progrès technique

La quatrième Coupe du monde ouvre en 1950 le plus brillant chapitre de l’histoire du football, et le fait marginal qu’il était va participer de manière importante à la vie du siècle. Le choix du Brésil comme théâtre de la phase finale a été particulièrement judicieux. A 10  000 kilomètres du continent le plus éprouvé par la deuxième guerre mondiale, le plus grand pays d’Amérique du Sud réunit les meilleures conditions pour recevoir les concurrents d’une compétition internationale pacifique, parmi lesquels se trouve pour la première fois l’Angleterre mais ni l’Angleterre ni l’Allemagne.

Le problème posé par la distance qui sépare les deux continents intéressés est plus facilement résolu qu’en 1930, en raison des progrès de l’aviation accomplis au service d’œuvres de destruction avant d’être utilisés à des fins pacifiques. Les moyens de communication ont évolué dans le même sens, la radio utilisée dès 1934 pour les matches intéressant le continent européen, a déjà augmenté sa portée en 1938, comme l’a montré le reporter dépêché en France par le Brésil. En 1950, elle servira en sens inverse la plus grande partie de la presse écrite européenne qui recule encore devant les frais des grands reportages.

L’outil de travail du footballeur _ la chaussure à crampons _ a aussi connu une évolution. Le modèle anglais (tige montante, cuir rigide, «  bouts durs  ») s’accommodait des terrains boueux et de la technique primaire des joueurs de football du début du siècle, mais ne convenait ni aux terrains secs, ni à la technique plus déliée des Sud-Américains. Ce qu’avait révélé en 1946 la tournée en Espagne des Argentins de San Lorenzo. La supériorité des joueurs de l’Uruguay et du Brésil dans cette Coupe du monde 1950 devait confirmer le bien-fondé du choix de chaussures légères à la tige basse, au cuir souple, libérant les mouvements de la cheville.

Les années fastes

Cette quatrième édition de la compétition mondiale ouvre le temps des artistes. Les 200  000 spectateurs de Maracana ont été terriblement déçus par la défaite du Brésil par l’Uruguay. Mais le résultat n’a provoqué aucune manifestation d’hostilité contre le vainqueur. Cinq années après la guerre la plus meurtrière de l’Histoire, le nationalisme avait perdu son efficacité et la guerre de Corée était trop lointaine pour impressionner fortement les opinions publiques. Aux Etats-Unis comme en Europe, la situation économique connaissait une amélioration qui justifiait le titre donné aux années 50 par l’économiste américain John Kenneth Galbraith  : les «  années fastes  ».

Pour le football aussi, ce furent des années fastes. La Coupe 54 a honoré le football des artistes jusqu’à la finale dont on s’est demandé dans tous les pays comment et pourquoi elle a pu échapper à la meilleure équipe qu’on ait vue jusque là évoluer en Europe. Mais la compétition avait, avant son injuste épilogue, donné des preuves assez brillantes et assez nombreuses de la création offensive aux sportifs, qui eurent la chance d’en être les témoins sur les stades de la Suisse, d’inoubliables souvenirs.

Quatre ans plus tard en Suède, le football victorieux des artistes brésiliens termina avec un superbe brio la démonstration commencée par leurs aînés en 1950 et poursuivie par la Hongrie en 1954. C’était la première victoire d’une équipe jouant sur un continent qui n’était pas le sien, d’une équipe dans laquelle pour la première fois des joueurs à la peau noire tenaient la vedette. Et cette dernière caractéristique venait rappeler à la Coupe du monde que pour justifier son titre, elle se devait de faire place à l’Afrique, la terre des ancêtres de Pelé, Didi, Djalma Santos.

La décolonisation du football

Coïncidence intéressante, les mêmes années 50 furent celles de la décolonisation, synonyme de l’indépendance pour la quasi- totalité des pays de l’Asie et de l’Afrique. Une situation nouvelle qui offrait aux footballeurs de ces deux continents la participation à la Coupe du monde. Jusque là, seule l’Egypte avait pu exercer ce droit en 1934. Le Soudan tenta timidement de profiter de son indépendance pour faire une apparition dans la phase éliminatoire de l’édition 1958. Mais sous le règne des présidents anglais de la FIFA, les ex-colonisés avaient peu de chances d’être bien reçus. Ils le furent même si mal qu’en 1966 les quinze pays africains qui s’étaient engagés refusèrent avec raison de se rencontrer dans l’espoir de remporter l’unique place réservée à l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. Une place pour trois continents  !

En 1970, Stanley Rous consentit enfin à octroyer à un pays africain une «  place entière  » dans la phase finale au Mexique. Le Maroc la conquit en battant le Nigeria et le Soudan, avant de tenir en échec la Bulgarie. Un résultat qui incita l’Afrique noire à confier ses espoirs au Zaïre en 1974. Mais les trois défaites subies par ce pays furent vite oubliées grâce aux performances de la Tunisie en Argentine (victoire sur le Mexique, match nul avec la RFA), puis aux victoires de l’Algérie en 1982 sur la RFA et le Chili. Enfin à la victoire du Maroc sur le Portugal et son match nul avec l’Angleterre en 1986. Ces succès du Maghreb contribuèrent à renforcer la confiance du Cameroun, brillant vainqueur de l’Argentine et de la Colombie en 1990, avant de manquer de très peu la demi-finale face à l’Angleterre. Autant d’exploits de nature à inspirer les joueurs du Nigeria, vainqueurs de la Bulgarie et de la Grèce en 1994 avant de faire trembler l’Italie.

L’Asie, libérée elle aussi par la décolonisation, avait pris un peu d’avance sur l’Afrique grâce à la magnifique carrière de la Corée du Nord dans la «  World Cup  » 1966. Elle a peut-être été dépassée sur le plan des résultats, mais la supériorité économique du Japon et de la Corée du Sud a permis l’instauration du football professionnel en Extrême-Orient (Chine comprise) et la perspective de l’organisation de la XVIIème Coupe du monde programmée en 2002 par ces deux pays.

Les «  ternes  » années du réalisme

Aux «  années fastes  » de l’économie occidentale succèdent, toujours selon J. K. Galbraith, les «  années ternes  »  : les années 60. La Coupe du monde 1962 ouvre en football le temps du «  réalisme  », une période qui risque de se prolonger jusqu’aux dernières années du siècle et que l’on peut qualifier aussi de «  terne  » si l’on considère la qualité du jeu.

Tout a commencé dans la Coupe d’Europe des clubs avec les succès de l’Inter de Milan (version Helenio Herrera). Le renforcement défensif sous l’appellation de «  catenaccio  » était la formule tactique d’un football qualifié de «  réaliste  » parce qu’il ne reconnaissait pas le lien entre la qualité du jeu et le résultat, qui pouvait être obtenu par d’autres moyens. Le «  Mundial  » 62 s’était chargé de définir l’un de ces moyens  : la violence, dont le match Allemagne-Italie fut une illustration significative. L’édition 1966 offrit une autre image du «  réalisme  »  : la conquête du résultat par l’utilisation machiavélique de l’arbitrage, avec le recours éventuel à la violence, Pelé étant la principale victime et Nobby Stiles la caricaturale vedette.

1970  : le dernier triomphe des artistes

Des manifestations aussi peu sympathiques de l’évolution du football appelaient une réaction. Nul n’était mieux placé pour la réussir que le Brésil, qui avait les moyens et la volonté de montrer que l’art du football était la manière la plus spectaculaire et la plus morale de conquérir le résultat. Depuis le stade Jalisco de Guadalajara et le stade Aztèque de Mexico, son équipe offrit au monde entier, grâce à la couverture de la télévision, la démonstration éclatante de la supériorité de cette conception du sport. Dans un style offensif très proche puisqu’il s’inspirait de l’enseignement du carioca Didi, le Pérou, avec les remarquables Cubillas, Sotil, Challe et Chumpitaz, participa à cette superbe revanche sud-américaine. A laquelle l’Uruguay, demi-finaliste de la compétition dans un style rugueux, commit l’erreur de ne pas s’associer.

La retraite de Pelé, Tostao, Gerson, Carlos Alberto, les cerveaux du «  tricampeao  », la promotion des préparateurs physiques, les impératifs politiques de la campagne électorale de Joao Havelange, terminée par son accession à la présidence de la FIFA en 1974, sont les faits qui expliquent la suite décevante d’un triomphe dont les véritables raisons ont été escamotées. L’élection d’Havelange fut acquise la veille du coup d’envoi d’une Coupe du monde qui devait être marquée par la déroute collective du football sud-américain. La victoire le la «  Mannschaft  » d’Helmut Schoen remportée dans des conditions d’une régularité incontestable et la preuve apportée en finale par Beckenbauer qu’il pouvait être un libero à l’efficacité et la correction exemplaires ne font pas oublier que Cruyff et l’équipe de Hollande furent dans la compétition les meilleurs représentants du jeu offensif.

Quand on rapproche la victoire de cette équipe d’Allemagne, comprenant six joueurs du Bayern de Munich, du triple succès de ce club dans la Coupe d’Europe (1974, 1975,1976)  , on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence fortuite. Ces résultats réalisés dans le même style «  réaliste  », tempéré par l’élégance de Beckenbauer, ont suscité plus de critiques que d’admiration.

Le poids de la Junte

L’Argentine sous le règne du général Videla n’a pas cherché à dissimuler plus que Mussolini son objectif et les moyens à utiliser pour l’atteindre  : l’arbitrage, le jeu dur, la pression d’un nationalisme chauffé à blanc, la complaisance éventuelle d’un adversaire, quand les éléments techniques de l’entraîneur Menotti étaient insuffisants. Coutinho, ex-préparateur physique promu par Havelange directeur technique du Brésil, a facilité la tâche des Argentins en imposant à son équipe un jeu ultra-défensif, qui lui permit de terminer le tournoi invaincue, mais en laissant à l’Argentine une qualification au goal-average plutôt compromettante pour le gardien de l’équipe du Pérou. Dans ces conditions, on pouvait attendre de la finale opposant l’Argentine à la Hollande, régulièrement qualifiée aux dépens de l’Italie et de l’Allemagne, un combat sous le signe du «  réalisme  ». La victoire argentine arrachée dans la prolongation et contestée par les Hollandais fut utilisée par le général Videla pour obtenir quelques mois de sursis avant d’être contraint de quitter le pouvoir.

L’Espagne oublie l’Argentine

Comme le réalisme de Stanley Rous, celui de l’amiral Lacoste (représentant de la Junte à la direction du «  Mundial  » provoqua une réaction lors de la Coupe du monde 1982, où le nationalisme eut une influence d’autant plus restreinte sur le débat sportif que les mauvais résultats de l’équipe d’Espagne jouant devant leur public ne pouvaient susciter une pression active du chauvinisme. Quant à l’Argentine, détentrice d’un titre immérité, elle disparut de la compétition au deuxième tour, battue par l’Italie et le Brésil. Ses deux vainqueurs devaient se livrer ensuite un excellent match que le Brésil, pourvu d’un véritable entraîneur, Tele Santana, aurait pu gagner malgré les faiblesses individuelles de ses deux attaquants, si l’Italie ne s’était pas discrètement libérée des entraves du «  catenaccio  » sous l’influence de joueurs comme Sciera, Cabrini, Tardelli et de Conti, un attaquant complet.

L’Allemagne remporta l’autre demi-finale grâce au concours de tirs au but, dans un match que l’équipe de France d’Hidalgo et Platini, menant dans la prolongation 3-1, n’aurait jamais dû perdre. Le climat de ce match avait été, bien avant la prolongation, et les buts superbes de Trésor et Giresse, détérioré par une agression hyperréaliste du gardien allemand Schumacher qui blessa sérieusement Battiston, dont les qualités défensives auraient été précieuses lorsque son équipe menait dans la prolongation. L’arbitre hollandais M. Carver, en négligeant de sanctionner la violence de Schumacher par un penalty et une expulsion, pensait-il que tous les moyens sont bons s’ils sont efficaces  ?

Le vainqueur, ayant dû dépenser beaucoup de forces pour atteindre le but recherché, ne put résister en finale à l’Italie, qui quatre ans plus tôt, n’avait pas exploité sa victoire sur l’Argentine dans le premier tour à Buenos Aires.

Approuver le tricheur

L’Argentine avait des ressources et allait le démontrer en 1986 dans la capitale du Mexique, qui héritait de l’organisation de la 13ème Coupe du monde. Le Brésil ayant été éliminé par la France aux tirs au but, après le meilleur match de toute la compétition, l’Argentine restait en quart de finale la dernière chance de l’Amérique latine. Un problème préoccupant pour Joao Havelange très désireux d’assister à une victoire de son continent plus convaincante que celle de l’Argentine à domicile. Le sort voulut que l’Argentine, dirigée techniquement par Bilardo, un entraîneur connu pour son «  réalisme  », ait comme adversaire l’Angleterre. Un pays où ses joueurs avaient été insultés en 1966, un pays dont les soldats et les marins venaient de gagner la guerre des Malouines aux dépens des soldats et marins argentins. C’est dans ce contexte malignement évoqué par la presse mexicaine qu’un but volontairement marqué de la main et nié par son auteur afin d’obtenir l’homologation de l’arbitre et l’approbation de la majorité des 115  000 spectateurs transforma le tricheur en héros de l’Amérique latine, solidaire de la nation insultée et vaincue par l’orgueilleuse Albion. L’équipe d’Angleterre, dont les joueurs n’avaient pas plus participé au conflit des Malouines que le «  héros  » du stade Aztèque, n’eut que la ressource de laisser Bilardo et ses «  muchachos  » poursuivre leur route vers leur deuxième titre mondial.

Si le contexte politique de ce match permet de comprendre le comportement du public tiers-mondiste de Mexico, la complaisance d’une grande partie de l’opinion publique européenne pour une tricherie caractérisée ne peut s’expliquer que par le type de morale cultivé dans le milieu du football mais aussi dans une grande partie de la société depuis la fin des «  années fastes  ». Car le geste du tricheur a eu des dizaines millions de témoins grâce à la télévision et à ses ralentis répétés. Ce qui semble bien démontrer que la preuve par l’image n’est convaincante que si l’intelligence de l’observateur est libérée des conceptions que lui impose le milieu social.

La puissance de la TV…

En 1986, il n’était évidemment pas question de formuler des jugements critiques sur la télévision, particulièrement dans le public du football, qui depuis 1970 avait eu surtout l’occasion de se réjouir d’un progrès technique lui apportant à domicile les images de son sport favori venues du bout du monde.

Les dirigeants du football, des chaînes de télévision et des agences de publicité ont très vite pris conscience de la valeur financière du spectacle offert par la plus grande compétition de football, ainsi que l’ont prouvé depuis 1970 le nombre toujours croissant des heures consacrées aux matches de la Coupe du monde pendant le mois de son déroulement. La FIFA devait trouver dans cette situation les moyens d’une métamorphose qu’elle n’avait pas envisagée avant l’élection de Joao Havelange à sa présidence.

Avant lui, le train de vie de la FIFA était celui d’une modeste fédération sportive gérée par des semi-bénévoles, dont le budget n’était alimenté que tous les quatre ans par les pourcentages prélevés sur les recettes des stades pendant la phase finale de la Coupe du monde. Bien que situé à Zurich sur le territoire d’une métropole bancaire, son siège inspirait des propos ironiques à Patrick Nally, un spécialiste du marketing qui devait contribuer à cette métamorphose  : «  une vieille maison, un vieux secrétaire général, une réceptionniste à la voix de souris (  !), deux chiens allongés sur le tapis  ». Rien ne permettait d’imaginer que l’hôtel vieillot de la Hitzigweg allait céder la place à un immeuble cossu, peuplé d’un personnel administratif nombreux et bien stylé, dirigé par un secrétaire général compétent, polyglotte, dynamique, doté de pouvoirs à la mesure de son activité planétaire.

…et la fortune de la FIFA

Joao Havelange, PDG d’importantes entreprises brésiliennes, avait été élu avec l’aide des généraux au pouvoir dans son pays et grâce aux suffrages des fédérations africaines et asiatiques que Stanley Rous avait ignorées. A la surprise générale, on assista non seulement à la réconciliation du nouveau président avec Horst Dassler, patron d’Adidas et supporter numéro un de Stanley Rous, mais encore à leur collaboration active, car la FIFA avait besoin d’argent pour réaliser les promesses faites aux footballs africain et asiatique. Avec le concours de Patrick Nally, Horst Dassler, alors au zénith de sa puissance, créa la Société Monégasque de Promotion Internationale (SPMI), à laquelle Havelange concéda l’exclusivité des droits de commercialisation de la Coupe du monde, avant de la transférer à ISL (International Sport and Leasure), qui se chargea de recruter des sponsors de la taille de Coca-Cola et Toyota et de décupler la puissance financière de la FIFA. Le décès de Horst Dassler laissa la marque aux trois bandes aux prises avec des concurrents redoutables sur le marché des articles de sport. Mais la FIFA disposait désormais, grâce à ISL, de revenus commerciaux et publicitaires inimaginables par les prédécesseurs d’Havelange. Que celui-ci ait été réélu à cinq reprises depuis 22 ans, en neutralisant les ambitions des présidents de confédérations continentales par des pourcentages règlementairement alloués sur les recettes de compétitions internationales n’a pas lieu d’étonner. Mais on peut se demander si son effort pour implanter le football aux Etats-Unis et en Asie ne vise pas l’expansion de l’industrie du football plus que celle de l’art du football.

Le pouvoir de l’argent

Car si, grâce à la télévision, la FIFA est devenue une multinationale prospère et dynamique, les fédérations nationales et leurs clubs professionnels ont conclu avec des chaînes de télévision des accords financiers qui leur assurent durant toute la durée de leurs compétitions nationales des revenus très supérieurs aux recettes réalisées aux guichets de leurs stades. Et aux footballeurs vedettes des salaires de PDG. Il ne faut donc pas s’étonner si le pouvoir de l’argent apparaît plus respectable à tous les étages du milieu du football que l’art du football. Le renforcement des tactiques défensives, la violation croissante des lois du jeu, l’indigence du jeu constructif et offensif, le manque d’imagination des prétendus meneurs de jeu, le conformisme idéologique des entraîneurs ne sont pas des faits du hasard. Ainsi, la disparition des ailiers, remplacés par le rôle offensif épisodique des arrières latéraux, est la négation d’un axiome de la stratégie, mais qui s’en formalise  ? Certainement pas le joueur qui, ayant marqué un but grâce à l’action de tous ses partenaires, les bouscule (même l’auteur de la dernière passe) afin que le public salue le véritable auteur de l’exploit qu’il prétend être.

Jamais, semble-t-il, les auteurs de ce genre de spectacle très courant ne se sont demandé pourquoi les supporters sont si indifférents aux péripéties de leurs matches. Pourquoi ils refusent de les voir en multipliant les jets de fumigènes et en devenant les auteurs d’un autre spectacle grotesque, bruyant et violent, sans se soucier de ce qui se passe sur le terrain.

L’arbitre solitaire et vulnérable

Le public de la phase finale de la Coupe du monde n’a laissé jusqu’ici qu’une place réduite à des pitreries de nature à discréditer les équipes officiellement représentatives de leurs pays. Mais si son cosmopolitisme le met à l’abri des tentations du chauvinisme, il n’est pas inconscient de la faible qualité du jeu, ni du problème de l’arbitrage toujours officiellement évoqué avant la compétition et toujours ignoré pendant et après la compétition. Tout incite à penser que la grande préoccupation de la FIFA est d’assurer son emprise totale sur la sélection et éventuellement sur les décisions des arbitres. Ce que semble confirmer sa volonté de maintenir le système de l’arbitrage unique  : un seul homme chargé de faire respecter les lois du jeu par vingt-deux joueurs dispersés sur une surface vingt fois plus vaste qu’un terrain de basket (lequel est surveillé par deux arbitres de terrain assistés pour les tâches subalternes). Le système de l’arbitrage unique a un double avantage aux yeux de la FIFA. Il permet en cas de contestation sérieuse d’utiliser l’argument-massue de l’attendrissante «  erreur humaine  », et dans tous les cas de laisser un homme seul face à des pressions que plusieurs arbitres seraient peut-être en mesure de contenir.

D’immenses possibilités d’innovation

En dépit d’une évolution qui ressemble à celle du cinéma, né comme le football à la fin du siècle dernier, et qui incite à poser la même question  :  » est-ce un art ou est-ce une industrie  ? Est-ce un art et une industrie  ?  », on peut à coup sûr affirmer que la Coupe du monde a été le puissant levier d’une formidable expansion du football révélée par les chiffres qui suivent  : la Chine compte aujourd’hui 20,701  000 footballeurs licenciés, l’Inde 8, 370  000, les USA 16,700 000, le Japon 6,450 000, la Corée du Sud 3,506 000, l’Indonésie 5,034 000, la Malaisie 1,850 000, l’Ouzbékistan 635  000, le Kazakhstan 514  000. Ces extraits d’une longue liste de fédérations nationales, qui ont récemment adhéré à la FIFA, montrent les immenses ressources du football et ses futures possibilités de rénovation qualitative, bien plus que ses espoirs de financement par la télévision de la majorité des pays cités. Si l’on a pu remarquer dans la Coupe du monde 1994 que le Brésil, qui a tant apporté dans le passé à l’art du football, a remporté la victoire en jouant à l’européenne, on a aussi constaté que depuis le triomphe brésilien de 1970, ce sont les équipes de petits pays comme le Honduras, le Costa-Rica, le Salvador, les pays de l’Afrique (Maroc, Tunisie, Cameroun, Nigeria) et les deux Corée qui ont apporté des éléments incompatibles avec le conformisme ennuyeux des valeurs consacrées mais annonciateurs d’un véritable renouveau.


Remplacer le «  Brésil  européen  »

On se gardera bien sûr d’oublier la magnifique contribution des trois premières victoires du Brésil à la progression quantitative, qualitative et sociale du football. Cette contribution est si remarquable que les quatre victoires de ce pays dans la Coupe du monde ont été remportées à l’extérieur, la seule finale qu’elle a perdue ayant eu pour théâtre Rio de Janeiro. Ce qui prouve que le nationalisme n’a eu aucune part dans la conquête de ses lauriers, contrairement aux cinq pays qui se partagent les victoires dans les onze autres éditions de la Coupe. L’Allemagne et l’Italie (3 victoires), l’Uruguay et l’Argentine (2 victoires), l’Angleterre (1) ont profité une fois de l’avantage du terrain.

On attribuera en outre au Brésil le mérite d’avoir contribué, grâce à popularité de Pelé, à hâter l’entrée de l’Afrique dans la Coupe du monde et à désarmer les velléités d’un racisme qui, en sport comme dans les autres domaines, repose sur l’ignorance et l’égoïsme.

Le ralliement tactique de la sélection du Brésil à la conception européenne n’est pas seulement dû à la volonté de l’entraîneur Pareira. Il est certain que l’appartenance à des clubs de l’Ancien Continent de dix joueurs placés sous ses ordres a facilité cette transformation. Le Brésil de 1970, celui de «  l’histoire ancienne  » comme le dit Pareira, jouait effectivement un autre football  : le futebol-arte. Les meilleurs joueurs du Costa-Rica (3 millions d’habitants, 7282 joueurs) ne sont pas sollicités par les grands clubs européens, mais après avoir battu la Suède et l’Ecosse dans la phase finale de la Coupe du monde 1990 en Italie, ils ont battu l’équipe des Etats-Unis dans l’éliminatoire centraméricaine de la Coupe du monde 1998. Un exploit réalisé aux dépens d’une équipe fabriquée «  à l’européenne  » qui avait résisté au Brésil européen de la World Cup (0-1). Parmi les millions de footballeurs qui ne connaîtront pas de sitôt les salaires du marché européen, il serait étonnant qu’on ne trouve pas dans le siècle à venir d’autres Costa-Ricains pour démontrer et affirmer de nouveau haut et fort que le football est un art.