Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle
Texte inédit de François Thébaud
Survivre...


SURVIVRE


Chapitre IV

Le football a la vie dure. Il l’avait montré lors de la première guerre mondiale. Les six années de la seconde, la plus meurtrière de l’Histoire, vont le confirmer. Pour comprendre cette extraordinaire vitalité, il n’est pas inutile de rappeler les principaux événements qui ont conditionné son existence en Europe durant cette terrible période.


1939 – Le 1er septembre, la Wehrmacht entre en Pologne. Le 3 septembre, l’Angleterre et la France, qui ont garanti les frontières de la Pologne, déclarent la guerre à l’Allemagne. L’URSS, qui a signé un pacte avec l’Allemagne, entre à son tout en Pologne, avant de se heurter à la Finlande.
1940 – Le Danemark et la Norvège sont à leur tour occupés avnt l’offensive allemande à l’ouest, en Hollande, Belgique, France. Douze jours après l’entére en guerre de l’Italie aux côtés de l’Allemagne, la débâcle militaire de la France se termine par un armistice dont l’une des clauses essentielles est l’occupation par la Wehrmacht de la zone nord d’hexagone, une zone dite libre restant officiellement sous l’autorité du gouvernement siégeant à Vichy.
1941 – L’Allemagne poursuit son offensive en Yougoslavie et en Grèce, puis en URSS. Tandis que débute la première contre-offensive soviétique, l’agression sur Pearl Harbor déclenche la guerre américano-anglo-japonaise, suivie par la déclaration de guerre de l’Allemagne aux Etats-Unis.
1942  – L’URSS signe un traité d’alliance avec la Grande-Bretagne avant le débarquement allié en Afrique du Nord. La contre-offensive alliée se développe tandis que la défaite de Stalingrad impose la retraite générale de la Wehrmacht.
1943 – Le débarquement allié en Sicile est le prélude à la chute de Mussolini et la capitulation militaire de l’Italie.
1944 – Débarquement allié en Normandie. Libération de Paris. Pénétration des alliés en Allemagne, à l’est par l’armée russe, à l’ouest par les Anglo-américains. Libération de Belgrade.
1945 – Prise de Varsovie, de Budapest, de Vienne puis de Berlin par l’armée soviétique. Mort de Hitler. Capitulation de l’Allemagne le 8 mai.

Un effroyable bilan

Ajouter à ce résumé schématique les pertes en vies humaines, dont les évaluations les plus sérieuses ont été régulièrement contestées en raison des difficultés à connaître le nombre des victimes civiles, est une tâche indispensable. Mais quand on aura dit que les estimations s’échelonnent entre 35 et 50 millions de morts, on aura donné une idée approximative de cette effroyable tuerie dont les plus nombreuses victimes, selon les statistiques, se situent en URSS (20 millions), en Allemagne (4 millions), au Japon (2 millions), en Pologne (2 millions), en Yougoslavie (500  000), en France (600  000). Il faut ajouter à ces évaluations fondées sur le nombre des victimes militaires les 8 à 9 millions de morts dans les camps de concentration, parmi lesquels 6 à 8 millions de Juifs qui se trouvaient dans les camps occupés par les nazis.

Quant aux pertes matérielles, les énumérer, même avec précaution, serait imprudent dans le cadre de ce livre. Mais on peut imaginer les destructions causées par les millions de tonnes de bombes déversées sur les principales grandes villes de l’Europe centrale et de la Grande-Bretagne par les forces aériennes des grandes nations, sur les usines, les moyens de transport terrestres et maritimes, les routes, les ouvrages d’art. Les difficultés de l’agriculture impuissante à nourrir des masses improductives mais consommatrices de soldats, de réfugiés, de prisonniers, de déportés. C’est pourtant dans cette Europe, où le souci majeur de la plus grande partie des populations était la satisfaction de ses besoins alimentaires, que le football a survécu. Pour l’agrément des pratiquants dont les compétitions régionales ont continué dans tous les pays durant la guerre, en dépit des déplacements de main d’œuvre jeune, des mobilisations, des combats, des bombardements.


A Wembley quand même

En Angleterre, cible des bombardements de la Luftwaffe après la défaite de la France, le championnat de la League professionnelle a cédé la place aux «  regional competitions  » dont les résultats et les classements n’ont guère passionné les archivistes. A l’exception de la «  League War Cup final  » (Finale de la coupe de la guerre), qui a attiré à Wembley des assistances de 40  000 personnes. L’Empire Stadium  » de Wembley a été aussi le théâtre d’un match Angleterre-Pays de Galles au profit de la Croix-Rouge. Dans ces deux équipes figuraient les meilleurs joueurs des saisons précédant la guerre. La discrétion des annuaires du football britannique concernant cette période s’explique par la crainte des dirigeants de la League de dévoiler la situation privilégiée de ses footballeurs-vedettes qui ont traversé sans encombre une époque où nombre de leurs compatriotes ont laissé la vie dans les combats.

Il s’agit là d’une question délicate qu’on a préféré éluder dans tous les pays, où les vedettes du football ont réussi pour la plupart à poursuivre leur activité sportive pendant que des hommes de leur âge tombaient, victimes de la guerre. Si aucun stade de France ne porte aujourd’hui le nom de l’arrière international Jacques Mairesse, acteur du match France-Autriche de la Coupe du monde 1934 et soldat tué au combat au cours du printemps 1940, c’est sans doute que son destin demeure exceptionnel dans le milieu du football professionnel dont il fut banni pour avoir réussi à créer le premier syndicat de joueurs en 1935.

Des matches-ravitaillement

En France, sous le règne de Jean Borotra au Commissariat aux sports _ qui imposait son autorité à la Fédération _ le championnat, disputé en deux zones en raison de la division de l’hexagone voulue par l’occupant, n’avait qu’un intérêt sportif limité. Successeur de Borotra qui n’aimait pas le football, le colonel Pascot manifesta son antipathie pour le professionnalisme. Au championnat des clubs, il substitua en 1943-1944 le championnat des équipes fédérales, qu’il souhaitait représentatives des régions françaises, mais que le public populaire, aux prises avec d’autres soucis, boudait ostensiblement. Mal payés, effectuant leurs déplacements dans des chemins de fer surchargés, les «  pros  » avaient le privilège de pouvoir participer, au lendemain de leurs matches officiels, à des matches amicaux dans les petites villes provinciales, où ils percevaient leurs primes sous la forme de denrées absentes du ravitaillement légal.


Ils retrouvaient l’esprit du jeu dans les grandes circonstances comme les finales de Coupe de France disputées d’abord à Saint-Ouen (le stade du Red Star) puis à Colombes, où un nombreux public (15  000 en 1941, 40  000 en 1942, 32  000 en 1943, 33  000 en 1944) recréait l’ambiance des années de la paix. L’équipe de France parvint même à jouer trois matches en 1940 et 1942 à Paris, Marseille et Séville contre les équipes de pays non belligérants (Portugal, Suisse et Espagne).
Entre les bombardements


L’Allemagne, dont le territoire fut relativement épargné pendant les trois premières années du conflit, multiplia les matches internationaux (37) jusqu’en novembre 1942, sans doute pour montrer que ses succès militaires n’empêcheraient pas l’activité de ses sportifs d’élite. Jusqu’en 1943 inclus, la Coupe d’Allemagne fut remportée par les équipes situées à bonne distance de l’Angleterre, en raison de l’efficacité de la Royal Air Force. Dans le championnat joué en quatre groupes dont les vainqueurs participaient aux demi-finales, les succès de Schalke 04, le club d’Essen, la grande ville industrielle de la Ruhr, furent remplacés en 1943 et 1944 par ceux de Dresde jusqu’au terrible bombardement qui détruisit cette ville.


En Italie, l’activité du football de haut niveau s’est arrêtée au cours du cinquième championnat national en 1944, après les victoires remportées par Ambrosiana, Bologne, Rome et Torino. L’équipe d’Italie a plus rapidement interrompu sa carrière en avril 1942. Auparavant elle a réussi à jouer sept matches depuis novembre, avec la plupart des joueurs de la Coupe du monde, sauf Ferrari qui s’est retiré. Contre l’Allemagne ne figuraient que deux des vainqueurs de Colombes et la Squadra a succombé (2-4). Mais elle a pris sa revanche au match retour (3-2) avec les rentrées de six champions du monde. La Suisse avait profité avant l’Allemagne et réussi à les tenir en échec à Turin (1-1).


La fin de la guerre d’Espagne en mars 1939 a incité le pouvoir franquiste à relancer très rapidement le championnat national sur les bases de la saison 1935-1936. Un nouveau club, l’Atletico Aviation, prenait la place de l’Atletico Madrid, afin de magnifier le rôle de l’aviation dans le sort de la guerre. L’Aviation combla les vœux des autorités en remportant en 1940 et 1941 des championnats privés de ses grands joueurs. Le sport reprit ses droits en 1942 avec le succès de l’Atletic Bilbao, puis de Valence en 1944 et de Barcelone en 1945. Entretemps l’équipe nationale, pourvue d’un effectif complètement nouveau, recevait en mars 1942 l’équipe de France composée de joueurs d’avant-guerre, et en venait à bout sur le score de 4-0 devant 40  000 spectateurs.

La Suisse  : quinze matches

La Suisse, épargnée par la guerre grâce à son statut de neutralité, réussit à jouer un total de quinze matches, dont dix dans les années 1941-1942. Contre l’Italie, ses résultats ont été remarquables  : une victoire 3-1 et un nul 1-1. Contre l’Allemagne, ses quatre rencontres se sont soldées par deux victoires et deux défaites. Elle a battu la France à Marseille 2-0 mais a succombé trois fois devant la Hongrie 0-3, 0-3, 1-3, ainsi que devant l’Espagne (2-3). Un ensemble de prestations qui a confirmé les performances des Bickel, Amado, Wallaschek à la Coupe du monde 1938.

L’activité du football dans des conditions qu’il faut avoir vécues pour comprendre combien elles étaient peu favorables à la pratique et au spectacle du sport confirme ce que la première guerre mondiale avait montré, à savoir que le football n’est pas une mode fugace mais fait partie intégrante de la vie de la société du XXe siècle. Certes la quatrième Coupe du monde n’a pu se dérouler à la date prévue mais en 1945, personne dans le milieu du sport n’a oublié les noms des joueurs et des équipes qui, en illustrant ses trois premières éditions, ont fait rêver la jeunesse du monde.