Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle
Texte inédit de François Thébaud
Rome 1934, La COPPA DEL DUCE


Chapitre II
Rome 1934

La COPPA DEL DUCE


La FIFA, qui groupe désormais cinquante fédérations, est consciente de la nécessité de préparer sérieusement l’organisation des futures éditions de Coupe. Dès 1931 au Congrès de Berlin, elle fixe à seize le nombre des équipes qui disputeront la prochaine. Si le nombre des engagés est supérieur, une épreuve qualificative sera organisée.

Vingt-neuf équipes participeront à cette épreuve préliminaire, qui réunit tous les engagés. Les Etats-Unis, la Suède, l’Espagne, l’Italie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Suisse, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne et la France se qualifient sur le terrain. L’Egypte, premier représentant de l’Afrique, obtiendra facilement le même avantage aux dépens de la Palestine. Le Brésil et l’Argentine ont bénéficié des forfaits du Pérou et du Chili pour participer à la phase finale qui aura lieu en Italie. La volonté de ce pays d’organiser la compétition à laquelle il avait refusé de participer quatre ans plus tôt peut sembler étonnante. Mais avant d’expliquer le succès de sa candidature préférée à celle de la Suède, on note deux absences dans la liste des engagés  : celle de l’Uruguay tenante du titre et celle de l’Angleterre.



Deux grands absents

L’Uruguay ne pardonne pas aux Européens, et particulièrement à l’Italie, leur  refus  de participer à «  sa  » Coupe du monde. C’est son explication officielle. Mais il y en a d’autres. Une version «  sportive  »  : les grands du football uruguayen, les Scarone, Cea, Andrade, ont atteint la limite d’âge et leur fédération veut préserver son prestige. Une version politique  : la démocratie uruguayenne refuse le contact avec le régime fasciste instauré en Italie  ; une version considérée à tort comme inacceptable, et qui ne le sera pas tout à fait, comme le prouvera le déroulement de la compétition.

L’autre absence était prévisible, c’est celle de l’Angleterre. Sur le plan des résultats sportifs, le football anglais ne peut plus se prévaloir en 1934 d’une supériorité écrasante sur les continentaux. Son équipe nationale professionnelle, qu’elle aligne maintenant dans ses matches de l’autre côté de la Manche, a été tenue en échec à Vienne, à Budapest, à Berlin, à Rome, et battue à Madrid et à Paris. Dans des rencontres de fin de saison, précise la presse britannique qui souligne les cinglantes revanches (7-1) aux dépens de l’Espagne et de la France (4-1) à Londres. Les dirigeants du football anglais ont accompli il est vrai, durant la fin des années 20 et le début des années 30 une œuvre de nature à favoriser une intéressante évolution du jeu en modifiant la loi du hors-jeu dans le sens voulu par l’International Board. Il en est résulté un nouveau mode de position des joueurs sur le terrain  : le WM (les pointes des lettres indiquant la position des attaquants et des défenseurs), et une nouvelle conception de la tactique utilisant la même dénomination. Sous la conduite de son manager Herbert Chapman, Arsenal, l’un des grands clubs londoniens, est devenu le meilleur propagandiste du WM, en remportant quatre championnats de la League professionnelle en cinq ans ( de 1930 à 1935) et en venant chaque année à Colombes faire en face du RC paris l’efficacité d’un jeu, que le club parisien s’est empressé d’adopter pour remporter championnat et Coupe de France en 1936.

On conçoit que cette révolution technique, qui gagnera peu à peu toute l’Europe du football jusqu’en 1958, ait revêtu une importance assez grande aux yeux des Britanniques pour négliger une Coupe du monde que l’Italie avait négligée avant d’en assumer l’organisation. Mais s’ils ont affecté d’ignorer une compétition qui tout de même fait la preuve de sa vitalité, c’est pour des raisons qui n’ont que des lointains rapports avec l’esprit sportif, ainsi qu’on le verra plus loin.

Le général annonce…

Mais pourquoi l’Italie a-t-elle fait tant d’efforts pour obtenir l’organisation de la deuxième Coupe du monde  ? Il a fallu en effet huit réunions de la FIFA pour convaincre les délégués de lui apporter la priorité sur la Suède. La presse sportive européenne attribue la décision finale au fait que l’Italie dispose d’un nombre important de grandes villes possédant de grands stades. C’est l’argument de l’avocato Mauro, son représentant à la FIFA. Mais la décision acquise, le général Vaccaro, président de la Fédération italienne et membre de l’état-major du parti fasciste, déclare tranquillement  : «  Le but ultime du Tournoi sera de démontrer à l’univers ce qu’est l’idéal fasciste du sport dont l’unique inspirateur est le Duce  ».

On ne peut être plus clair, mais n’est-il pas stupéfiant que pas un seul des dirigeants de la FIFA n’ait cru devoir protester contre la mainmise ouverte du pouvoir politique italien sur une compétition sportive internationale  ? Au cas où les propos du général Vaccaro auraient été mal interprétés, le Comité d’organisation présidé par Mauro, a «  mis les points sur les i  ». L’affiche officielle montre un footballeur effectuant le salut fasciste debout sur un socle portant la mention «  Italia  ». Pour souligner le peu de signification qu’il attache à la statuette aux dimensions modestes ciselée par Abel Lafleur, Mussolini va offrir sa Coupe, un énorme bronze destiné à écraser la Coupe conquise et remise en jeu par l’Uruguay.
Le dictateur sera d’ailleurs la véritable vedette de tous les matches de la «  squadra azzura  » dans des stades dont le public est composé, dans une forte proportion, des militants les plus zélés du parti fasciste. Ils ont mission de soutenir les efforts des joueurs italiens, mais aussi et surtout de déclencher les manifestations «  spontanées  » d’adulation de la foule pour son Duce. Ce qui ne manquera pas d’impressionner les envoyés spéciaux de la presse étrangère, et notamment française, partisans déterminés, affirment-ils, de la séparation du sport et de la politique. Quant à Jules Rimet, il constate avec bonne humeur que la présidence de la Coupe du monde est assumée par son voisin de droite, qui ne daigne pas lui adresser la parole, la seule préoccupation du Duce consistant à répondre, bras et menton levés, aux acclamations de ses admirateurs.

Quatre Argentins

La majorité des 277 journalistes chargés de couvrir les matches ne verra aucune anomalie dans cette curieuse ambiance. L’absence de l’Uruguay, tenant du titre mondial, ne dérange qu’une minorité d’observateurs. On évite aussi de se poser des questions sur le fait que l’équipe d’Argentine est formée de joueurs de second plan. Les curieux apprennent que l’Association du Football argentin a voulu éviter que ses joueurs d’élite se découvrent des origines italiennes et ne viennent grossir les rangs des riches clubs de la péninsule, puis de la squadra azzura, comme Monti, Orsi, Guaita, De Maria, qui renforcent déjà la sélection de Vittorio Pozzo. Cette équipe d’Argentine n’a pas eu à conquérir sa qualification, faute d’adversaire dans sa phase éliminatoire. Ce qui n’a pas été le cas pour la Suisse et la Tchécoslovaquie, qui ont dû vaincre la Yougoslavie et la Pologne.

On note tout de même une présence très inattendue, celle de l’Egypte, qui représente le troisième continent du monde adhérent à la FIFA. L’Egypte s’est qualifiée aux dépens de la Palestine. Sa carrière dans la phase finale sera brève car le sort l’a opposée à la Hongrie, l’une des meilleures formations européennes. Parmi les autres éliminés au premier tour de la phase finale, on trouve six des participants à la première Coupe du monde  : les Etats-Unis, la Belgique, la France, le Brésil et l’Argentine.

Les ambitions de l’Europe centrale

Opposée à l’Autriche, la «  Wunderteam  », l’un des favoris de la compétition, la France succombe de justesse dans la prolongation (2-3). Un sort cruel au dire des radioreporters français qui soulignent l’incidence fâcheuse d’une blessure à la tête de son excellent avant-centre Jean Nicolas.

La défaite de la Belgique devant l’Allemagne (2-5), dont le jeu offensif est animé par Szepan, constructeur de jeu hors-pair, n’a laissé de doute qu’en première mi-temps, où deux buts de Vorhoof lui assuraient l’avantage. La Roumanie a connu la même déception face à la Tchécoslovaquie, dont la solidité physique et la meilleure technique ont eu le dernier mot. Des trois équipes américaines, c’est l’Argentine qui a le mieux résisté, ne cédant que sur la fin à la Suède (2-3), alors que le Brésil s’inclinait devant la très forte équipe d’Espagne des Zamora, Langara, Gorostiza, et que les Etats-Unis étaient écrasés par l’Italie (1-7) et deux de ses renforts argentins Monti et Orsi.

Les qualifications pour les demi-finales de l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et la Suisse, si elles ont été acquises par des scores serrés aux dépens de la Suède, la Suisse et la Hongrie, n’ont donné lieu à aucune contestation. Le match Tchécoslovaquie-Suisse a confirmé la légitimité des ambitions des Tchèques Junek, Svoboda, Sobotka, Nejedly et Puc, mais aussi la qualité remarquable de leur jeu collectif. On a noté dans l’équipe suisse des individualités de grande classe  : le magnifique gardien Sechehaye, le puissant arrière Minelli et le formidable meneur de jeu Trello Abbeglen.
La confrontation Autriche-Hongrie, avec des acteurs aussi prestigieux que les Sindelar, Smistik, Zischek d’une part, Sarosi, Toldi, Szucs de l’autre, a paru elle aussi digne d’une compétition mondiale.

Sept blessés à cinq

On n’en dira pas tant des deux matches qui ont opposé l’Italie à l’Espagne pour la qualification en demi-finale. Deux combats féroces, dont le premier terminé sur le score 1-1 a confirmé les craintes qu’inspirait l’obligation pour la squadra de réaliser les ambitions du général Vaccaro, décuplées par la présence du chef d’orchestre Mussolini dans le stade de Florence. Avec les joueurs plus haut cités, renforcés par Luis Figuero, l’un des meilleurs meneurs de jeu de l’époque, les Espagnols étaient en mesure de traiter d’égal à égal avec les Meazza, Ferrari, Combi, fortifiés par trois des quatre ex-Argentins de la sélection  : le demi-centre Monti et les ailiers Orsi et Guaita.

Ne parvenant pas à imposer leur jeu, les Azzuri de Pozzo, excités par la foule, recourent à l’intimidation puis à la violence sans autre résultat qu’un festival d’agressions que l’arbitre belge M. Baert, terrorisé par le public en état d’hystérie, n’ose interrompre. Au terme des 120 minutes de bagarres, les Espagnols s’en tirent avec sept blessés, contre cinq dans l’équipe adverse. Le second match est moins violent. Les Italiens ont remplacé quatre joueurs et fait rentrer De Maria le quatrième Argentin, mais les Espagnols sont privés de sept titulaires parmi lesquelles des individualités aussi déterminantes que le grand gardien Zamora et les deux attaquants de Bilbao Langara et Gorostiza. L’absence de Zamora, victime du traitement de choc que lui a infligé Schiavio et son remplacement par le jeune Noguet ont lourdement pesé sur le résultat final (1-0), un but marqué par Meazza sur corner. Mais le comportement de l’arbitre suisse M. Mercet a été si manifestement inspiré par celui du public que son Association l’a prié de rentrer au pays et lui a infligé une suspension à vie.

La Squadra l’emporte

La qualification de l’Italie pour la finale, à la faveur d’un succès obtenu de justesse sur une équipe d’Autriche physiquement et moralement fatiguée, n’était pas de nature à renforcer l’optimisme des partisans des Azzuri.

L’unique but, marqué par l’Argentin Guaita a été accueilli avec soulagement mais sans enthousiasme. La perspective de terminer le tournoi à Rome, au stade du parti fasciste où l’adversaire et l’arbitre vont subir la pression d’une foule aux ordres de son chef, est un sérieux atout. Mais personne ne s’attendait à l’arrivée d’un nombre considérable de supporters venus en cars et trains spéciaux de Prague, qui envahissent un stade dont la contenance officielle de 50  000 places s’avère insuffisante. Un mauvais point pour les organisateurs quand on se souvient de l’Estadio Centenario et de ses 90  000 spectateurs.

Les joueurs tchèques, dont la confiance a progressé au fil des matches _ ils ont imposé aux Allemands leur style de jeu en passes courtes et remporté une nette victoire (3-1) _ abordent la finale sans complexe. La première mi-temps est à leur avantage dans une partie où le jeu offensif est à l’honneur. Puc, l’ailier gauche au tir fracassant ouvre le score et ils manquent de très peu d’aggraver la marque sur un tir de Svoboda renvoyé par la transversale du but de Combi.

Les Argentins entrent alors en scène. Une passe de Guaita permet à Orsi de percer la défense tchèque, de feinter le tir du gauche et de prendre Planicka à contre pied d’une frappe du droit. Après une seconde mi-temps équilibrée, la prolongation permet aux Italiens de s’imposer rapidement grâce à un but de Schiavio servi par Guaita. Schiavio épuisé définit ainsi son exploit  : «  J’étais animé par la force du désespoir.  »

Pozzo est porté en triomphe par ses joueurs. Et Combi reçoit la Coupe des mains du Duce, sous les yeux de Jules Rimet «  isolé dans la foule.  » «  Avec mes amis de la fédération, nous n’aurions pas demandé mieux que d’assister à la fête, mais personne ne venait nous convier.  »

Jules Rimet félicite

Bon prince, le général Vaccaro, conscient des embarras des dirigeants de la FIFA,
les invite à dîner à Ostie, loin des festivités officielles présidées par Mussolini. Peut-être pour obtenir de la part de Jules Rimet la plus humiliante des génuflexions. Malgré la goujaterie de ses hôtes, celui-ci va signer la déclaration suivante  : «  Le règlement de la Coupe du monde laisse à l’Association nationale qui organise la compétition tous les risques de l’entreprise. S’en charger à ce prix, c’est montrer un caractère audacieux et sûr de soi. Sortir premier d’une épreuve où sont en concurrence les meilleurs parmi les joueurs de balle de tous les pays, c’est prouver son courage et honorer sa patrie. La Fédération italienne du jeu de balle et son équipe nationale ont donné cet exemple, sinon cette leçon, en organisant et gagnant la Coupe du monde de 1934. Je les en félicite et j’admire la foi capable de susciter de telles vertus  ».

Brian Granville exprime le point de vue du journaliste anglais en ces termes  : «  L’Italie n’aurait pas gagné ce tournoi s’il s’était joué dans un autre pays et avait eu des arbitres moins intimidés par le nationalisme frénétique qui était dans l’air.  »
M. Lagenus, l’arbitre de la finale, parle de «  fiasco sportif  » pour qualifier cette Coupe du monde, car «  en-dehors de la volonté de gagner, l’Italie ne manifestait aucune considération pour le sport  ».

Grâce au recul du temps, on peut dégager avec plus de clarté les principaux enseignements de cette deuxième édition de la Coupe du monde.

L’évolution tactique

Avec les équipes représentatives de 29 pays, la compétition a commencé sa croissance. La position géographique de l’Italie, les réticences des Sud-américains, la colonisation qui bloque l’expansion du sport en Afrique et en Asie, sont autant de faits qui ont conféré à l’Europe un avantage numérique énorme  : onze équipes contre deux sud-américaines et une équipe africaine. Les résultats ont confirmé les progrès techniques des joueurs européens. Même si des individualités formées dans le football sud-américain ont joué un rôle important dans le succès de l’équipe d’Italie, ils n’ont pas surclassé leurs coéquipiers et concurrents européens. Parmi ces derniers, on a particulièrement remarqué les gardiens de but Planicka, Zamora, Platzer, Sechehaye, Combi. Les défenseurs Monti, Minelli, Sezta, Quincoces, les demis Smistik, Delfour, Szucs, Szepan. Les attaquants Regueiro, Sindelar, Abegglen, Sarosi, Toldi, Gorostiza, Meazza, Ferrari, Nejedly, Puc, Sobotka, Zischek, Nicolas, Aston, Voorhoof, Smit.

Dans le domaine de la tactique, les démonstrations effectuées à Paris par l’équipe d’Arsenal n’ont pas encore implanté le WM sur tout le continent. Il semble cependant que le rôle du demi-centre soit devenu plus défensif si on compare les comportements de Monti en 1930 et 1934. La tâche de construire le jeu offensif a été dévolue aux inters à partir d’une position en retrait par rapport aux ailiers et à l’avant-centre. On n’imagine plus qu’un demi-centre puisse prendre le poste d’avant-centre comme l’a fait le Français Marcel Pinel à Montevideo. Il reste qu’en 1934, dans le milieu du football, la nécessité de la tactique est encore contestée. «  Tant valent les joueurs, tant vaut une équipe  » affirment certains «  penseurs  » du
sport.

Le poids de la politique

Pour ces penseurs, il y a pourtant un sujet de méditation dans le fait que la politique a pesé de tout son poids sur le déroulement de la compétition. Elle n’était certes pas totalement absente de la première Coupe du monde, dont l’organisation figurait parmi les manifestations anniversaires de l’indépendance de l’Uruguay. Mais ce pays était à l’époque une démocratie qui n’avait pas l’ambition d’imposer à ses hôtes une idéologie politique. Le gouvernement fasciste, lui, avait officiellement proclamé avant la compétition sa volonté de l’utiliser pour la propagande de son idéologie. Le comportement de son chef et des militants de son parti durant la compétition confirmait leur prétention d’affirmer que la victoire de l’équipe d’Italie serait la preuve de la supériorité de leur régime. L’objectif mussolinien n’aurait peut-être pas été atteint, malgré l’indiscutable valeur de ses joueurs, si la pression de publics mis en condition n’avait pas, pour la première fois dans l’histoire de la Coupe du monde, mis en cause l’impartialité des arbitres.

Que le président de la FIFA ait accepté de citer en exemples une organisation à la gloire de la politique fasciste et un résultat sportif dicté par elle, qu’il ait proclamé son admiration pour «  la foi capable de susciter de telles vertus  », sont des constatations stupéfiantes. Mais guère plus stupéfiantes que l’attitude de la majorité des envoyés spéciaux de la presse écrite et de la radio qui couvraient pour la première fois la Coupe du monde, et qui ont affecté d’ignorer l’incidence de cette politique sur le déroulement de la compétition.