Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle
Texte inédit de François Thébaud
Montevideo 1930, l'inaccessible Uruguay

Chapitre I
Montevideo 1930
L’INACCESSIBLE URUGUAY
Quand l’équipe de l’Uruguay éblouit pour la première fois les 40 000 spectateurs du stade de Colombes dans le Tournoi olympique de 1924, une grande partie d’entre eux auraient eu quelques difficultés à situer sur la carte le pays dont les footballeurs soulevaient leur enthousiasme. Avec ses 176 000 kilomètres carrés et ses deux millions et demi d’habitants, l’Uruguay est la plus petite nation de l’Amérique du Sud. L’un de ses journalistes, Nilo J. Suburu a trouvé une formule imaginée pour souligner la portée de la victoire de ses compatriotes à Paris : « En deux coups de pied, l’Uruguay est entré dans la géographie ». Six ans plus tard, il pourra écrire que son pays a écrit la première page de l’histoire de la Coupe du monde.
Sur le plan sportif, ce n’est pas une grande surprise après ses deux victoires dans le Tournoi des Jeux olympiques. Mais, à coup sûr, c’est un formidable exploit quand on connaît les énormes difficultés rencontrées et surmontées par l’Uruguay pour organiser et gagner la compétition dont les fondateurs de la Fifa n’auraient jamais imaginé que le coup d’envoi aurait lieu à 11000 kilomètres de Paris.
Des Européens sceptiques

Un an à peine pour préparer l’organisation, C.A.W Hirschmann avait eu en vingt quatre ans plus tôt l’occasion de mesurer les dangers de l’improvisation et d’en faire part à Jules Rimet. L’Association uruguayenne de Football a eu l’habilité d’intégrer les frais de voyage et de séjour des équipes engagées dans le budget des fêtes du Centenaire de l’Indépendance prévues en 1930. Sceptiques, plusieurs délégués européens au Congrès de la Fifa tenu au début de l’année à Budapest, lancent de virulentes attaques contre le choix de l’Uruguay, oubliant qu’ils l’ont voté à l’unanimité un an plus tôt. Ils viennent de découvrir qu’il « s’agit d’un pays inaccessible » ! Jules Rimet, avocat de profession leur rappelle leurs engagements, ce qui leur inspire une résolution exprimant « les regrets du Congrès de ne voir participer à l’expédition sud-américaine qu’un nombre restreint d’équipes européennes ». Et, pour faire oublier les « regrets », elle termine par cette phrase audacieuse : « Nous souhaitons à l’Uruguay que le succès couronne l’œuvre entreprise ».
Il convient de préciser que le professionnalisme n’a pas encore été adopté dans le football européen, en dehors de la Grande-Bretagne et que l’amateurisme marron est le statut réel des bons joueurs. La plupart d’entre eux exercent un métier, et leurs employeurs ne sont pas décidés à leur accorder les deux mois de congé nécessaires à leur lointain voyage maritime. Un constat qui renforce le scepticisme mais ne justifie pas les défections tardives et les regrets hypocrites. Malgré les qualités de persuasion de Jules Rimet, quatre équipes européennes seulement confirment au Comité d’organisation, où siège C.A.W. Hirschmann, qu’elles seront au mois de juillet à Montevideo où se déroulera toute la compétition.


Un stade en six mois

Inaccessible l’Uruguay ? Oui, au découragement face à une autre difficulté majeure  : l’édification d’un stade de 80 000 places qu’il s’agit de construire en six mois. Quand on connaît le nombre d’années qu’il a fallu à une société de construction bien connue en Europe pour construire l’actuel Parc des Princes (45 000 places), on mesure l’exploit des ouvriers et ingénieurs uruguayens qui, avec les moyens techniques de 1930, ont bâti en six mois un stade d’une contenance égale au Grand Stade de France prévu pour la Coupe du Monde 1998. Une arène d’une solidité qui lui permet de supporter chaque semaine depuis 60 ans le poids de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Comparés aux énormes efforts réalisés par les Uruguayens, ceux des quatre fédérations européennes fidèles à leurs engagements semblent dérisoires. A en juger par l’incertitude qui règne jusqu’à l’heure du départ sur la participation de l’équipe de France, la tâche de Jules Rimet parcourant la France pour solliciter les patrons, les administrations et les ministères afin de libérer les sélectionnés ou plutôt les «  sélectionnables  », s’est avérée délicate. En Belgique, en Yougoslavie et en Roumanie, les problèmes ont été les mêmes. Et, sans l’autoritaire intervention du Roi Carol, les joueurs employés dans une compagnie pétrolière dirigée par des Britanniques n’auraient jamais eu l’autorisation de partir « en vacances » pour défendre les couleurs de la Roumanie.
C’est seulement quand les joueurs yougoslaves s’embarquent à Marseille sur le «  Florida  » et que les Belges, Roumains et Français se trouvent réunis à Barcelone sur le pont du «  Conte Verde  » que le football européen a l’assurance d’être représenté dans cette première Coupe du monde.

Montevideo l’européenne

A Montevideo, où ils vont accoster après une traversée sans histoire et une escale à Rio de Janeiro, qui a permis à l’équipe du Brésil de se joindre aux passagers du «  Conte Verde  », les joueurs et leurs accompagnateurs peu nombreux sont accueillis avec soulagement par une population déçue par l’absence des meilleurs équipes européennes. Le climat, l’architecture et le rythme de vie de la capitale uruguayenne, qui sont ceux de nombreuses cités proches de la Méditerranée, ne poseront aux visiteurs aucun problème d’adaptation. La majorité de leurs hôtes n’a pas oublié ses origines espagnole, basque et italienne et les Français vont apprendre avec plaisir que l’une des tribunes de l’Estadio Centonario portera le nom de Colombes, en souvenir des premiers exploits de « La Céleste » sur le Vieux Continent. Le niveau de vie des Uruguayens bénéficie à cette époque des retombées financières des exportations massives de viandes et de céréales à destination des pays engagés dans la guerre de 14-18. Une situation économique privilégiée qui a fait du peso de la République orientale la monnaie la plus solide de l’Amérique du Sud.
Le Stade du Centenaire, situé non loin du centre de la capitale dans un superbe parc vallonné au gazon bien entretenu, n’est pas immédiatement opérationnel car de fortes pluies ont contrarié la dernière phase de la construction. Les premiers matchs se dérouleront donc dans les stades aux dimensions réduites (20 000 places) des deux grands clubs : Pocitos, fief du déjà célèbre Penarol et Central Park, le domaine du National.


Le but historique

Ce contretemps et le nombre réduit des concurrents de la compétition (treize équipes dont neuf américaines et quatre européennes) ne sont pas des éléments de nature à porter atteinte à son succès populaire. Du 11 au 18 juillet, Montevideo fête le centième anniversaire de son indépendance. Au cours de cette semaine, l’Uruguay a coutume d’honorer le 14 juillet, la prise de la Bastille symbole de la liberté. L’équipe de France va profiter des circonstances. Elle est invitée à jouer le match d’ouverture le 13 juillet contre le Mexique. Un match qu’elle remporte facilement (4 – 1). L’attaquant parisien Lucien Laurent a réussi le but historique : le premier de la Coupe du monde. La suite sera moins heureuse pour les compatriotes de Jules Rimet qui, après avoir bien résisté à l’Argentine, semblent en mesure d’égaliser à la 84e minute lorsque l’arbitre brésilien A. Rego siffle la fin de la partie. Quand il reconnaît son erreur, les équipes sont aux vestiaires, certains joueurs ont pris leur douche et lorsqu’ils reviennent sur le terrain, ils n’ont plus la tête au jeu. L’Argentine conserve le bénéfice de son but d’avance, à la grande déception du public uruguayen qui souhaitait la défaite du principal adversaire de son équipe.

Cette première erreur d’arbitrage _ dans l’histoire de la compétition qui en connaîtra beaucoup, plus lourdes de conséquences que celle-là_ est significative de l’état technique du football à cette époque. Le but de la victoire marqué par le demi-centre argentin Luis Monti sur un tir de coup franc est imputable au manque d’attention des défenseurs français négligeant de « faire le mur », alors qu’ils ont été avertis avant le coup d’envoi que le tireur n’a pas à attendre un second coup de sifflet de l’arbitre pour décocher son tir. En dépit de la réunion des arbitres tenue avant le début de la compétition afin de rappeler les lois du jeu - démonstration sur le terrain à l’appui -, on a dû constater sur le terrain des interprétations fantaisistes des coups francs, pénalités et hors–jeu.

Des Sud–Américains expérimentés

Ces erreurs, inévitables à ce stade de l’évolution du jeu, sont plus souvent exploitées à leur profit par les Sud-américains que le Campeonato Sudamericano, disputé annuellement depuis 1916, a pourvu d’une expérience supérieure des confrontations internationales. Si le redoutable demi-centre argentin Monti a pu utiliser impunément la violence sans être sanctionné, il serait injuste pour ses brillants coéquipiers, les attaquants Carlos Peucelle, Juan Evaristo et Guillermo Stabile, d’attribuer leur accès à la finale à la seule faiblesse des arbitres.
Des quatre équipes européennes, seule la Yougoslavie parvient à se qualifier en remportant la première place de son groupe aux dépens du Brésil et de la Bolivie. La France, placée au tirage au sort dans le seul groupe de quatre équipes, perd contre le Chili le bénéfice de sa facile victoire sur le Mexique et de l’étincelante partie de Marcel Pinel, son demi-centre contre l’Argentine. Vainqueur du Pérou, la Roumanie ne peut résister à l’Uruguay (0-4). Les résultats sont moins promoteurs pour la Belgique, battue dans ses deux matchs : par les Etats-Unis (0-3) qui alignent les seuls joueurs professionnels de la compétition - sept Britanniques fraîchement naturalisés - et par le Paraguay (0-1), où le remarquable demi Raymond Braine ne parvient pas à justifier la réputation dont il jouit en Europe.

La Yougoslavie, dont les éléments marquants Beck, Stefanovic et Sekulic lui ont permis de battre le Brésil et la Bolivie, ne fera pas le poids en demi-finale face à l’Uruguay qui, en lui infligeant un score de 6-1, ne laisse aucun doute sur le rapport des forces en présence. Pour confirmer la supériorité Sud-américaine, l’Argentine réussit exactement le même résultat (6-1) aux dépens des « pros » nord-américains, dépassés par la maîtrise technique des attaquants latinos.

20 000 Argentins

On va donc retrouver en finale au Stade du Centenaire, où les demandes de places dépassent de très loin la contenance des tribunes, les deux équipes finalistes des Jeux olympiques d’Amsterdam. Pour les deux riverains du Rio de la Plata que séparent les eaux du delta, une rivalité sportive entretenue par le championnat sud-américain et les Jeux olympiques d’Amsterdam, mais aussi par le souvenir de cette guerre d’Indépendance acquise contre l’Argentine, quelle occasion de donner à l’événement une dimension exceptionnelle !

C’est en effet une invasion que subit le port de Montevideo, la nuit du 29 au 30 juillet. Une véritable armée débarque de la flotte partie de Buenos-Aires. Les 200 kilomètres d’une traversée agitée n’ont guère affecté la vitalité des quelques 20 000 argentins lanceurs de pétards et porteurs de banderoles agressives « Argentina si ! Uruguay no ! victoria o muerte ! » Une mobilisation policière fait face aux envahisseurs, fouillés et dépouillés de leurs armes quand ils en ont. La police montée double autour du stade des cordons de soldats baïonnette au canon. Il faut en effet protéger les bureaux de vente de tickets d’entrée et aussi les joueurs argentins dont les déplacements en car bénéficient d’une escorte particulière. L’arbitre belge John Langenus, chargé de diriger la finale, a exigé une protection spéciale pour ses juges de touche et pour lui-même.

En dépit d’une vente de billets supérieure aux prévisions (90 000 pour une contenance officielle de 80 000), et des contestations de dernière minute concernant le choix du ballon - chaque équipe voulant imposer le « cuir » de sa fabrication - la partie va se dérouler sans incident grave. La majorité du public est très excitée par la réalisation du premier but uruguayen signé par l’ailier droit Pablo Dorado. Mais elle est calmée dix minutes plus tard par l’égalisation de Peucelle l’ailier droit argentin, et elle accueille avec un sang-froid le but de l’avant-centre Stabile qui donne l’avantage aux visiteurs, malgré les protestations de l’arrière et capitaine uruguayen Jose Nazazzi qui invoque le hors-jeu du buteur.

L’Uruguay confirme mais …

Après le repos, l’enthousiasme de la foule éclate lorsque Pedro Cea, l’un des grands attaquants du football, signe le but égalisateur au terme d’un dribble magnifique. Et c’est au milieu des clameurs de joie que Santos Iriarte puis Hector Castro, le centre-avant remplaçant d’Anselmo, malade avant le coup d’envoi, confirment la supériorité des Uruguayens que la brutalité de Monti ne pouvait intimider. La partie se termine sans incident et les deux équipes alignées face à la Tour d’Honneur qui domine le stade applaudissent Jules Rimet quand il remet à Nazazzi la victoire aux ailes d’or ciselée par le sculpteur français Abel Lafleur que le président de la Fifa a apportée dans ses bagages. La qualité du jeu pratiqué par deux équipes, qui ont déjà manifesté leur haute valeur devant les publics européens, a confirmé la suprématie du football sud-américain dans la première compétition de football ouverte à toutes les nations. La preuve est faite que le domaine du football ne se limite pas à l’Europe et qu’il n’a nul besoin de la tutelle du pays qui l’a inventé pour continuer sa conquête du monde.
Dommage que l’ambiance de la soirée dans les rues de Montevideo ait été moins sympathique. C’est au tour des Uruguayens d’éarborer drapeaux et banderoles. Ce délire nationaliste qui n’épargne pas les Argentins pressés d’embarquer pour Buenos-Aires, le gouverneur uruguayen va l’encourager en décrétant que le jour suivant serait férié dans tout le pays. « La victoire de l’équipe de football était devenue la victoire du peuple entier. La Coupe du monde était une bataille de prestige, d’honneur national. Son destin était désormais inévitable », a écrit le journaliste anglais Brian Glanville.

Cette opinion devait être confirmée dès le lendemain de la finale par l’assaut donné au Consulat de l’Uruguay à Buenos-Aires pour une foule que la police a dispersée en utilisant les fusils. L’explosion de nationalisme qui a embrasé les deux peuples frères du Rio de la Plata durant les derniers jours de juillet montre que « l’heure de l’internationalisme sportif » attendue par le baron Pierre de Coubertin n’a pas encore sonné.

De l’indifférence au mépris

Les sportifs européens n’ont pu suivre de près le déroulement de cette première Coupe du monde. D’une part en raison du relatif intérêt que la presse porte au football. Il n’y a pas eu un seul envoyé spécial à Montevideo et les moyens de transmission sont trop coûteux ou trop rudimentaires pour justifier l’expédition de longs commentaires. En France, les meilleurs seront l’œuvre de deux joueurs de l’équipe nationale, Marcel Pinel et Augustin Chantrel qui seront publiés par le Miroir des Sports dirigé par Gabriel Hanot. L’absence des meilleures équipes européennes explique aussi et surtout le peu d’intérêt que les journaux anglais, allemands, autrichiens et italiens accordent à l’édition inaugurale de la compétition.

L’événement a si peu impressionné les milieux dirigeants du football anglais que dans l’album publié en 1963 par la Football Association, à l’occasion de son centenaire, une seule ligne lui est consacrée au titre de l’année 1930 : « 1930, première Coupe du monde gagnée par l’Uruguay face à l’ Argentine ». Suivent deux lignes sur les exploits de Brentford dans le championnat anglais de Division III !

Les faibles échos de cette première Coupe du monde ont cependant donné au football un élan nouveau dans tous les pays. Si le professionnalisme est instauré en Argentine en 1931, en France en 1932 et au Brésil en 1933, ce fait révèle une volonté de progression technique inspirée par la qualité spectaculaire de la première grande compétition internationale du football.