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Si impressionnants que soient ces chiffres qui montrent la croissance énorme et régulière de l’intérêt suscité par la compétition (celle de 1994 a réuni 3 567 416 spectateurs sur les stades des Etats-Unis et plusieurs milliards de téléspectateurs dans le monde), ils n’en donnent qu’une idée très partielle. La phase préliminaire comporte en effet plus de si cents matches qualificatifs disputés sur tous les continents durant deux ans et demi, attirant dans les tribunes des stades et devant les postes de télévision, une assistance largement supérieure à la phase finale. Cette dimension planétaire, comment aurait-elle été atteinte si le siècle n’avait pas commencé à inspirer à deux sportifs un projet apparemment utopique ? S’il ne lui avait pas donné les moyens de résister pendant vingt-six années à l’indifférence blessante du pays inventeur du football et au scepticisme du continent européen ? S’il n’avait pas donné à la plus petite nation de l’Amérique du Sud l’audace d’organiser et de gagner la première édition de la plus grande compétition sportive ? C’est aussi dans l’histoire du siècle que l’on peut trouver les raisons de l’évolution du jeu que traduisent, dans le déroulement de la Coupe du monde, des périodes de progression, de stagnation ou de régression. S’il est vrai que la formidable augmentation du nombre des joueurs affiliés à la Fédération Internationale (ils sont aujourd’hui plus de cent soixante millions) a produit une élite d’équipes et de joueurs talentueux et parfois géniaux capables de susciter l’enthousiasme, les dernières éditions de l’épreuve mondiale ont apporté beaucoup de déceptions aux vrais amoureux du football. A ceux qui apprécient d’abord le jeu collectif, l’imagination créatrice, la maîtrise de la réalisation, l’esthétique du spectacle. Les fastes de la mise en scène n’ont pu cacher l’impuissance des équipes à se départager en marquant des buts dans le déroulement normal du jeu et la durée réglementaire des parties. Le recours fréquent à la loterie des concours de tirs au but a failli ridiculiser le titre de champion du monde du premier sport d’équipe. Nul n’ignore que cette impuissance a pour causes immédiates la peur de perdre et la prépondérance des tactiques défensives, explicables par les exigences des préjugée nationalistes et l’importance croissante des intérêts en jeu. La banalisation des armes de combat que sont désormais l’intimidation, la brutalité, la violation constante des lois du jeu, la simulation, la tricherie sous toutes ses formes, ainsi que les manœuvres sophistiquées mises au point hors des terrains par des experts dans l’art de dissimuler leur machiavélisme derrière des phrases pompeuses sur « l’intérêt supérieur du sport, trouvent leurs justifications dans la formule « seul le résultat compte ». Car le sport ne vit pas dans un univers clos où se cultive l’angélisme à l’abri des souillures de l’environnement social. Les footballeurs pratiquent leur art ou leur métier dans les stades, mais ils vivent dans une société qui leur inculque aussi des idées et des ambitions incompatibles avec l’esprit d’un sport collectif. Quant à une partie importante des spectateurs des stades, de plus en plus décidé à devenir des acteurs sous l’appellation injustifiée de supporters, elle pèse sur le comportement des joueurs, les décisions des arbitres, de tout le poids de l’incompétence et du chauvinisme. Le rêve universaliste des pionniers du siècle semble avoir été réalisé par les 193 nations volontairement réunies aujourd’hui sous la loi de la FIFA, mais il faut éviter de croire que l’histoire de cette réalisation fut toujours « merveilleuse », comme l’a écrit Jules Rimet, son premier producteur. La Coupe du monde ne pouvait être qu’un miroir de son siècle. D’un siècle qui a beaucoup créé et beaucoup détruit. D’un siècle auquel ses contradictions n’ont pas fermé les voies de l’espérance. F.T. (Prochain épisode : Prologue) |