Le Football, Ombre et Lumière

Le Football, Ombre et Lumière
(A propos du livre d’Eduardo Galeano – 1995 - ed. fr. Climats 1998)


Eduardo Galeano est un journaliste, écrivain et essayiste uruguayen. Cette activité multiforme lui a valu la répression des régimes militaires, dans son pays comme en Argentine, dans les années 1970-80  (emprisonnement, condamnation à mort), ce qui l’a conduit à des exils répétés jusqu’en Espagne, d’où il est revenu en 1985.
En France, on connaît surtout de lui l’essai anti-impérialiste Les veines ouvertes de l’Amérique latine, publié en 1971  : c’est le livre qu’a malicieusement offert Hugo Chavez à Barak Obama en avril 2009, lors du «  Sommet des Amériques  »  !
Cet auteur, parce qu’il est engagé dans son siècle, ne pouvait éviter d’aborder le phénomène social que représente le football sur son continent et dans le monde, ce qu’il fit en 1995 avec Le football, ombre et lumière. Mais rassurez-vous  : il ne s’agit pas de l’essai austère d’un «  intellectuel  » se penchant sur ce sport, mais d’un vaste tableau constitué de courts textes d’une à deux pages, comme autant de touches contrastées: de petits récits, des portraits, des anecdotes parlantes, des réflexions sur ses diverses facettes, qui témoignent de son amour, de sa profonde compréhension pour l’apport lumineux du football, qui n’empêche pas la lucidité sur ses aspects sombres, comme l’indique le titre. Et il vise juste dans les deux cas.

QUE VEULENT-ILS FAIRE DU FOOTBALL  ?

De manière récurrente et toujours concrète, sans asséner de leçon, E. Galeano déplore la transformation d’un jeu qui participe de l’esprit d’enfance en machine rentable de spectacle (de moins en moins spectaculaire  d’ailleurs  !). Citant Joao Havelange, nouvellement intronisé président de la FIFA en 1974, qui affirme crûment  : «  Je suis là pour vendre un produit appelé football  », il évoque le «  sponsoring  » et le «  marketing  » dans le football  : «  Les entreprises ont compris que le football est un langage universel qui peut contribuer à l’expression de leurs affaires dans le monde entier  ». En rapport avec la «  télécratie  »  : «par des moyens directs ou indirects, la télévision décide où, quand, et comment on jouera  ».Il rappelle à ce sujet la réflexion du même Havelange aux joueurs (Maradona, Valdano …) qui se plaignaient de devoir jouer par 40°C en plein midi au Mondial mexicain de 1986, pour que soit assurée la retransmission des matches en Europe aux heures de grande écoute  :  «  Qu’ils jouent et qu’ils se taisent  !  ». Il en profite pour pointer l’opacité des comptes financiers des institutions internationales ou des clubs dans la plupart des pays, à l’image des mouvements financiers internationaux vers les paradis fiscaux et autres pays à secrets bancaires en ces temps de «  mondialisation  ». Pour lui, si les joueurs professionnels gagnent aujourd’hui des sommes exorbitantes, ils en font gagner bien plus par leur activité à bien d’autres, sans qu’on sache alors les sommes.
Il dénonce le travestissement des joueurs en «  publicité ambulante  »  : «  aujourd’hui, chaque joueur est une publicité qui joue  ». Il aurait pu aussi évoquer les stades transformés en vastes panneaux publicitaires.

Il n’ignore pas non plus la récupération politique de ce sport par les régimes totalitaires  : Mussolini lors des victoires de l’équipe d’Italie en Coupes du Monde 1934 et 1938  ; ou (encore lui mais il cristallise bien l’esprit de ces gens-là  !), Havelange qui, ayant offert l’organisation du Mondial 1978 à la junte militaire de Videla en 1978, s’extasiait  : «Le monde peut voir la véritable image de l’Argentine  », en même temps que celle-ci continuait de torturer et de faire disparaître des milliers d’opposants. Et aussi Vicente Calderon, président de l’Atletico de Madrid sous l’ère franquiste  : «  Le football est idéal pour empêcher les gens de penser à des choses plus dangereuses  ».

Il est clairvoyant sur les conséquences de telles dérives. «  Comme il arrive avec la religion, la patrie et la politique, bien des horreurs sont commises au nom du football et bien des tensions éclatent par son intermédiaire  ».
Et d’évoquer de-ci de là  :
? les violences dans et autour des stades, les hooligans dans une formule savoureuse  : «  les hordes sauvages qui insultent le football comme l’ivrogne insulte le vin  », tout en situant les réelles responsabilités d’un système social  : «  le supporter fanatique a beaucoup de revanches à prendre  »  ;
? le dopage qui transforme le joueur en «  pharmacie à pattes  »  ;
? le racisme  : on apprend que les Noirs furent longtemps interdits de sélection nationale… au Brésil  !
? les tactiques ultra-défensives  : «  Il y a de plus en plus, dans le football moderne, d’équipes de fonctionnaires dont la spécialité est d’éviter la défaite, et non des joueurs qui courent le risque de pratiquer leur sport avec inspiration et de se laisser conduire par l’improvisation  ». L’auteur regrette ainsi l’uniformisation du football imposée par les décideurs et leurs contremaîtres, qui nivelle les différences de styles entre les divers continents.
? et leur corollaire  : «  ceux qui croient que ce sont des mesures physiques et les indices de force et de vitesse qui déterminent l’efficacité d’un joueur de football se trompent lourdement, comme se trompent lourdement ceux qui croient que les tests d’intelligence ont quelque chose à voir avec le talent  ». Il distingue alors maints footballeurs de talent refusés dans leur jeunesse sur des critères physiques  : Cruyff, Platini, G. Muller, Maradona… avec une note particulière pour Garrincha, qui cumulait les handicaps  !
Il épingle avec humour, en mêlant les deux attitudes qui fondent l’écrivain, compassion et raison  : la bêtise des supporters fanatiques, des entraîneurs-adjudants, des joueurs-guerriers, des joueurs-tricheurs, de beaucoup de commentaires journalistiques…

LE BONHEUR DU FOOTBALL

Mais s’il passe ainsi en revue les maux du football, c’est pour déplorer leurs incidences sur les joueurs et les amateurs de football qui font obstacle à leur désir de jouer, à leur plaisir d’assister à du beau jeu. Dès la «  confession de l’auteur  » liminaire, on ne peut que le suivre  dans son souhait qu’il élève à la hauteur d’une morale  : «  Je ne suis qu’un mendiant de bon football […] et quand j’assiste à du bon football, je remercie pour ce miracle, en me fichant pas mal que ce soit tel club ou tel pays qui me l’offre  ».

Et du «  bon football  », il sait en parler avec légèreté, humour, simplicité, sans grandiloquence épique ou lyrique, à hauteur humaine.

Et d’abord du but, «  la fête du football  ».
Sans avoir besoin, pour plusieurs d’entre eux, de la télévision, absente jusqu’aux années 60, il nous permet de «  voir  » des buts étonnants, mémorables, qu’ils soient le résultat d’une action collective (comme le 4ème but de Carlos Alberto en finale du Mondial 1970, après que les onze joueurs du Brésil avaient touché la balle) ou d’une improvisation individuelle (comme celui de Zico au Japon en 1993, par «  le coup du scorpion  » _ à la manière du goal Higuita dégageant le ballon sur sa ligne_).
Il remonte dans l’histoire du football pour célébrer des buteurs prodigieux  : les Sud-Américains Erico, Léonidas, Friedenreich (qui marqua plus de buts dans sa carrière que Pelé en personne  !), Garrincha, Di Stefano, … et bien d’autres, Européens (Fontaine, Muller …), l’Africain Milla [un oubli dommageable à mon avis, alors qu’il cite Gullit  : Van Basten].
Il dresse des croquis de joueurs qui ont fait rêver les spectateurs  : certains arrachés à l’oubli  : Zamora, Samitier, Pedernera etc, à côté du Panthéon incontestable  : Yachine, Beckenbauer, Eusebio, Pelé, Cruyff, Platini, Maradona etc. Rappelons-le, le livre fut publié en 1995  : il ne pouvait prévoir Zidane et Messi…
Il nous présente de grandes équipes  : River Plate des années 40, Real Madrid des années 50, le Brésil de 70 etc ou encore de grands matches, à commencer par le premier derby «  Fla-Flu  » à Rio en 1912  !

Dans de petits portraits génériques, à la manière de La Bruyère dans les Caractères, il peut aussi nous enchanter, nous émouvoir sur des «  personnages  »  : le ballon, la solitude du gardien de but (et de la malédiction de très grands qui n’arrêtèrent pas le but qu’il ne fallait pas prendre  !), celle de l’arbitre, les fantômes qui planent sur certains stades riches de grandes confrontations, le destin triste de certaines «  idoles  » déchues…

Et ce n’est pas tout encore  : grâce à E. Galeano, nous revenons sur la préhistoire du football (Chine, Antiquité, Mexique, Moyen-Age, Renaissance), sur la genèse du football moderne, depuis l’établissement de ses règles fondamentales en 1863, en passant par divers aménagements fin XIXème-début XXème, jusqu’à ses récentes modifications (remplacements de joueurs, cartons…)  ; il porte un regard personnel sur chacune des Coupes du Monde quadriennales, depuis la première en 1930, ne réunissant que douze équipes et remportée par le pays organisateur, l’Uruguay.
Il nous montre comment le football se développe sur la planète, rencontrant dès ses débuts tant le mépris d’intellectuels conservateurs pour un sport pratiqué par les couches populaires donc infra-culturel que l’opprobre d’ «  intellectuels de gauche  » comme «  opium du peuple  ».

Bref, une fresque bouillonnante de vie et d’humanité, témoignage des potentialités historiques de ce sport, qui parcourt presque tout le XXème siècle. Des potentialités à reconquérir contre ses accapareurs pour qu’elles répondent aux aspirations humaines qui l’ont fécondé sur tous les continents.
Il est optimiste sur notre sport  : «  Le football professionnel fait tout son possible pour castrer cette énergie de bonheur, mais elle survit en dépit de tout  » ou «  Les technocrates ont beau le programmer jusque dans ses moindres détails, les puissants ont beau le manipuler, le football veut toujours être l’art de l’imprévu  ».
Un livre écrit avec jubilation. Le lecteur ressent la même jubilation.
E. Galeano est indiscutablement un compagnon de route de   l’association des «  Amis de François Thébaud  »  !

Loïc Bervas (mai 2010)