Histoire populaire du football par Mickaël Correia (ed. La Découverte)
Chaque printemps voit paraître une floraison d’ouvrages consacrés à l’histoire du football, sous l’angle exclusivement sportif : ses grandes compétitions (Coupes du Monde, championnats continentaux), ses grandes équipes (sélections, clubs), ses grands joueurs. Mickaël Correia, dans cette Histoire populaire du football, a délibérément choisi un autre point de vue.
D’une part, contre la vision d’un sport « apolitique », l’auteur replace très justement le plus pratiqué et le plus suivi des sports modernes dans la grande Histoire : sa popularité même en a fait un enjeu sur les plans politique, économique, idéologique, culturel, en étroit rapport avec les développements historiques. Ce cadre étant posé, en opposition avec les tenants d’un sport «opium du peuple» « qui considèrent avec hauteur les millions de personnes qui se passionnent pour ce sport comme une masse indistincte d’aliénés », il centre son propos sur la manière dont les classes populaires s’y sont engagées pour répondre à leurs aspirations, sans automatiquement accepter d’obéir aux volontés des pouvoirs en place.
Pour cela, il a compulsé une impressionnante documentation existante (livres, articles de revues et de journaux), en France et en Angleterre notamment, pour donner des précisions passionnantes sur les manifestations foisonnantes de cette identité sociale, porteuse d’un esprit de résistance « politique ».
Avant le football moderne
Ainsi le début du livre apporte des éclairages intéressants sur ce que l’auteur nomme le « proto-football », depuis le Moyen Age jusqu’au XIXème siècle, qui est en général mentionné pour information, sans plus de précisions : le « folk football » en Angleterre, la soule en France, le « calcio » en Italie… Ces oppositions ludiques et violentes participent de l’affirmation des communautés villageoises. Elles font régulièrement l’objet d’interdictions royales au nom de l’ordre public, et aussi de condamnations par l’Eglise pour des raisons morales. Il explique les causes de leur extinction, tant économiques que sociales.
Des tensions durables
L’auteur revient ensuite sur les origines du football moderne : comment le football, inventé dans les « public schools » anglaises des classes privilégiées, va très rapidement être adopté par les classes populaires, tant comme pratiquants que comme spectateurs, en Grande-Bretagne à la fin du XIXème siècle, après la première guerre mondiale en Europe continentale puis dans le monde entier.
Il met l’accent sur l’ambiguïté de cette appropriation.
D’un côté, les classes populaires vont y trouver un sport, simple et peu onéreux, leur permettant de satisfaire leurs aspirations : plaisir ludique, pratiqué au grand air, qui permet d’exprimer des capacités de création, une convivialité et une sociabilité hors temps de travail. Il va dès lors faire partie constituante de la culture ouvrière.
D’un autre côté, il est encouragé par le patronat, qui y voit une forme de diversion des luttes sociales, et par l’Eglise, à des fins de contrôle sur la jeunesse.
Dès le début donc, deux motivations opposées sont à l’œuvre dans ce qui n’est apparemment qu’un jeu.
Dès les premières décennies de ce sport, on voit aussi deux oppositions significatives se constituer.
Première opposition : le conflit éclate rapidement entre un amateurisme pur, prôné par les « gentlemen », défendu farouchement en France par P. de Coubertin, et la rémunération des ouvriers pour compenser les manques de salaires dus à la pratique du football (entraînements, transports). Un facteur appelé à prendre de l’importance en relation avec le caractère (presque) universel du football : l’argent.
Deuxième opposition : les premiers pratiquants huppés du football prônent le « dribbling game » (assorti de « kick and rush »), répondant à leur individualisme. Les ouvriers qui les affrontent au début, moins préparés techniquement par manque de temps, vont lui opposer le « passing game », fait de passes, de réflexion tactique pour compenser leur infériorité individuelle, mettant l’accent sur la dimension collective. Et dès 1883, c’est une équipe d’ouvriers qui gagne la Coupe d’Angleterre ! Ces deux conceptions du football – duels défensifs et offensifs ou déséquilibre collectif de l’adversaire ? _ auront un bel avenir, mais en lien avec des enjeux financiers plus que par considérations sociales.
Football et dictatures
Un autre acteur, l’Etat, apparaît dans le champ du football avec les régimes totalitaires, qui chercheront à se servir de l’engouement pour le football afin de modeler « l’homme nouveau » et servir leur propagande. Ou avec les régimes dictatoriaux de l’après-guerre.
La résistance prendra alors la forme du soutien à une équipe contre les équipes « officielles », tant dans l’URSS de Staline que dans l’Espagne de Franco. Contre le Dynamo Moscou, club de la police au jeu discipliné et rigoureux, le Spartak Moscou, club ouvrier, au jeu plus créatif et offensif, va refléter l’opposition au régime, soutenu par la ferveur populaire : « une petite façon de dire non ». Les derbies entre ces deux clubs sont l’occasion d’affrontements entre supporters.
Il en est de même pour les rencontres entre le Real Madrid, club du roi, et le FC Barcelone, républicain et anti-franquiste, qui depuis sa création en 1899 est porteur des revendications catalanes : elles sont l’occasion de manifestations anti-régime, soutenu pour cela par une myriade de supporters dans toute l’Espagne.
Le nazisme, qui exigeait un sport conforme à ses idéaux, n’a pas échappé à la résistance : l’auteur en donne plusieurs illustrations particulièrement courageuses, en Allemagne, en Autriche annexée et dans d’autres pays occupés pendant la deuxième guerre mondiale (Ukraine, Norvège, Pays-Bas).
Plus près de notre époque, les dictatures latino-américaines des années 70-80 ont connu elles aussi des réactions dans les stades. L’auteur s’attache à montrer le fleuron de cette attitude, « la démocratie corinthiane » au Brésil, dont le grand joueur Socrates est la figure majeure : le FC Corinthians de São Paulo, adepte de l’autogestion, au jeu offensif porteur de résultats, va être au début des années 80 le flambeau du mouvement général de la société pour le retour à la démocratie contre la junte militaire, affichant ses convictions sur son maillot comme dans le stade même.
La décolonisation dans les pays et les têtes
Le football va participer aussi à la lutte pour les décolonisations en Afrique francophone comme britannique, utilisé par les mouvements indépendantistes pour rallier les populations à leur objectif, et constituer un ciment national après les indépendances. C’est pendant la guerre d’Algérie contre le colon français que ce combat va être porté au plus haut par « l’équipe du FLN », constitué de professionnels, certains internationaux, évoluant en France. Elle va être une ambassadrice de la cause indépendantiste dans de nombreux pays, malgré les interdits de la Fifa et la 3F, jouant 80 matchs (avec un beau football et des résultats en plus !) et défendant la cause à l’occasion de ces tournées.
En Afrique du Sud sous l’apartheid, le football des communautés non blanches concourt à sa façon à la lutte anti-apartheid, constituant une Fédération en butte aux attaques continuelles de la Fédération blanche. Les recettes des matches allant aux partis anti-ségrégationnistes.
Au Brésil, qui refuse bien longtemps les footballeurs non blancs, un combat acharné pour leur reconnaissance a été mené dans l’entre-deux guerres. Il faudra attendre la victoire en Coupe du monde 1958, avec Pelé, Garrincha et autres noirs ou métis, pour que le métissage soit accepté au moins dans le football.
L’auteur présente également le dur chemin qu’ont emprunté les Palestiniens, sous le mandat britannique puis après la création d’Israël en 1948, pour pouvoir jouer le premier match d’une sélection palestinienne sur leur territoire en 2008.
La difficile reconnaissance du football féminin
En Angleterre comme en France, les femmes ayant remplacé dans les usines les hommes partis au front, elles s’aventurent sur les terrains de football pendant la « grande guerre ». Celle-ci finie, elles entendent bien poursuivre le combat pour leurs droits et s’émanciper du patriarcat : c’est le premier essor du football féminin.
Mais bien vite, les politiques natalistes les renvoient à leur condition « naturelle », celle d’épouses et mères, par l’effet conjugué des lois gouvernementales, des pressions religieuses et des fédérations sportives.
Ce n’est que dans les années 50 que renaîtra la pratique chez les femmes en Europe du nord, en Allemagne, aux USA etc A l’exception de la France ! Le lecteur de l’ouvrage pourra lire (avec amusement) les arguments des défenseurs d’un football exclusivement masculin. Les footballeuses françaises devront attendre 1970 pour se voir reconnaître par la 3F : par conviction ou pour récupérer des licences, ouvrir un nouveau marché pour le football-business ? Ne boudons pas notre plaisir : l’auteur fait remarquer qu’à la différence de la presse spécialisée, seuls « Miroir Sprint » et « Miroir du football » diront leur enthousiasme devant les promesses du football féminin…
Le football féminin s’installe véritablement en France après la 4ème place de la sélection au Mondial 2011, particulièrement suivie à la télévision, comme pour faire oublier la piteuse exhibition de leurs homologues masculins en Afrique du sud quelques mois auparavant.
Supporters de tous pays
L’ouvrage comporte plusieurs chapitres consacrés aux supporters, aux « ultras ».
Au journal « Miroir » comme sur ce site, nous avons toujours été perplexes sur le phénomène « supporters », parce c’est le jeu exprimé sur le terrain qui nous semble l’essentiel : nous ressentons des émotions venant de beaux gestes de joueurs, des actions collectives pleines d’intelligence, quelle que soit l’équipe qui les réussit. Mais nous sommes plus heureux quand c’est « notre » équipe qui les accomplit ! Notre ami J-Claude Trotel, dans son livre « Football, je t’aime », a bien expliqué ce sentiment mêlé. D’autre part, nous pensons que ce sont les directions des clubs et les pouvoirs du football qui ont encouragé le « supportérisme » à des fins financières et renforcé comme corollaire le culte du « résultat d’abord » au détriment du jeu.
Ceci dit, par la minutie apportée à replacer ce phénomène « supporters » dans les évolutions de la situation économique, sociale et politique de chaque pays, l’auteur permet de comprendre _ ce qui ne veut pas dire justifier, le Heysel 85 est inacceptable à nos yeux _ les motivations des intéressés et leurs interventions dans la vie de la cité, sur divers plans.
Globalement, on voit comment, dans des sociétés qui ne laissent pas un avenir aux jeunes du fait des conditions économiques et/ou politiques, qu’il s’agisse de régimes démocratiques ou autoritaires, ceux-ci se créent une sociabilité autour du football qui dépasse le cadre des tribunes. Des tribunes qui de plus, dans les régimes autoritaires, sont le seul endroit d’expression en raison des contraintes imposées ailleurs.
Les « Ultras Ahlawi », supporters du Al Ahly SC du Caire, expérimentés des combats contre la police, se retrouvent ainsi sur la place Tahrir en 2011 avec la population exigeant le départ de Moubarak, puis contre ses successeurs, avant d’être réprimés par l’actuel dirigeant al-Sissi. De même que les ultras du Besiktas JK, à Istanbul, sont aux premières loges des manifestants de la place Taksim contre Erdogan comme ils l’étaient dans les tribunes contre le régime militaire précédent, malgré la répression dans les deux cas.
En Angleterre, c’est le lent déclassement (précarité, chômage) de toute une jeunesse ouvrière au fil des décennies qui explique les violences et les « hooligans ». Après les morts du Heysel en 1985, la répression du gouvernement Thatcher et le renchérissement astronomique du prix des places dans la Premier League ont « gentrifié » les tribunes et quasi supprimé ces violences.
De nouvelles initiatives de supporters anglais se manifestent à partir des années 90, mais cette fois contre le football-business à l’ère de la mondialisation : l’argent coulant à flot avec la progression impressionnante des droits télés, vite captés par la Premier League, l’arrivée de nouveaux investisseurs (fonds souverains, fonds d’investissement, oligarques de l’ex-URSS, nouveaux riches de Chine…). Des groupes de supporters créent des coopératives pour prendre en mains des clubs pros de divisions inférieures. D’autres, refusant les « intrus » et leurs pratiques dans des clubs prestigieux, par exemple Manchester United, font sécession pour constituer un club dans une division inférieure (le FC United of Manchester), afin de rester fidèles à l’identité du club. Avec des fortunes diverses.
En Allemagne, le FC Sank Pauli de Hambourg (D2-D3), qui depuis les années 80 refusaient les dérives du football dominant dans ce quartier historique ouvrier, à culture libertaire, a exprimé une autre facette de cet engagement des supporters, sur un plan « sociétal ». Les supporters ont imposé au club des principes progressistes et affiché le slogan : « Pas de place à l’homophobie, au fascisme, au sexisme, au racisme ». Mais la reconfiguration immobilière du quartier et le virage commercial de la direction en 2000, récupérant l’image de « rebelle » à des fins commerciales, ont réduit ces supporters à un « bastion de résistance », toujours actif cependant.
Nous terminerons cette note en mentionnant un chapitre qui nous a été particulièrement sensible : celui sur l’occupation de la 3F en mai 1968, la création du « Mouvement football Progrès » (1974-1978) et la revue « Le Contre Pied » (1979-1985). Ces divers éléments n’auraient pas existé sans « Le Miroir du football » et ses acteurs, au premier rang desquels figure notre ami François Thébaud.
Mais ceci n’est pas l’unique raison pour laquelle nous avons apprécié ce livre !
Sa démonstration démontre clairement par les faits que le football peut être, comme l’auteur le dit dans sa préface, « une arme d’émancipation ». Pas en soi, mais au sens où il peut refléter, exprimer des révoltes à l’œuvre dans la société. Sachant qu’il peut aussi importer des tendances régressives existant en dehors de lui, comme il le reconnaît en évoquant les ultras d’extrême-droite dans les pages sur les supporters italiens ou allemands.
Et il a raison de terminer son ouvrage par le football sauvage, celui qui échappe au système. Il en donne deux exemples. Celui du championnat « navetane » des quartiers, né dans les années 50 au Sénégal, qui regroupe 500 000 joueurs de 3500 clubs, soit 10 fois plus que ceux de la fédération sénégalaise. Ou encore les 77 % de Brésiliens qui s’adonnent au football en dehors des instances, pour 1% de licenciés.
Sans qu’on puisse le chiffrer, ce football des rues, des terrains vagues, des plages existe dans le monde entier, dans n’importe quel endroit où l’on peut éprouver « la joie pure de jouer collectivement avec une balle ». C’est une façon _ optimiste _ de conclure qu’un autre football que celui qui domine actuellement est possible…
Loïc Bervas (mai 2018)
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