Comment ils nous ont volé le football (Antoine Dumini et François Ruffin)

Comment ils nous ont volé le football
Sous la direction d' Antoine Dumini et François Ruffin (Fakir Editions),


A l'occasion de la Coupe du monde qui va débuter au Brésil, on assiste à un tsunami d'ouvrages présentant ad nauseam des "légendes du Mondial", des "joueurs de légende", des "buts de légende" etc, recyclant sous un nouvel emballage (en général onéreux) des informations, anecdotes et photos déjà connues.
Et puis il y a ce petit livre sans prétention (par son volume et son prix) qui rappelle, de façon légère, mais pertinente, des faits sur la véritable captation opérée sur notre sport par les puissances d'argent, avec la complicité intéressée des institutions internationales (Fifa, Uefa...).


L'ouvrage s'ouvre sur deux scènes de football authentique: une partie jouée par des écoliers dans leur cour de récréation, et un match d'un très modeste niveau sur le terrain d'un petit village rural.
Pour poser ce constat évident : comment ce sport populaire a-t-il été détourné de ses finalités premières ? Le plaisir du jeu, une création collective de co-équipiers sur le terrain, et hors du terrain les relations sociales et la chaleur humaine (comme l'exprime le touchant épilogue, intitulé "le miracle des maillots pliés", évoquant de belles personnes du "football d'en-bas").
Et chercher à y répondre: "C'est une histoire économique que ce sport nous raconte, des années 60 à aujourd'hui, de la libéralisation des ondes à la mondialisation des marques, jusqu'aux fonds de pension..."

Bien sûr, des historiens et économistes de ce sport ont établi que l'argent a existé dans le football presque depuis sa création dans la deuxième moitié du XIXème siècle, qu'il a pris une nouvelle dimension à la création du professionnalisme dans les années 30. Mais à une échelle qui n'a rien de comparable avec les 40 dernières années: le lecteur va suivre, au gré de chaque chapitre portant sur une décennie, les étapes de l'appropriation du football à des fins étrangères à celles des aficionados (joueurs ou spectateurs) de toute la planète.

Les auteurs font remonter ce tournant (1) à l'élection à la tête de la Fifa en 1974, grâce au soutien sonnant et trébuchant de Horst Dassler, patron d'Adidas, de Joao Havelange, milliardaire brésilien et ami des généraux, qui a le mérite de la clarté sur sa mission: "Je suis là pour vendre un produit appelé football". Les auteurs constatent: "En deux décennies et plus de règne, sous la férule du Brésilien, la Fifa est ainsi devenue une multinationale alliée aux multinationales". Son successeur Joseph Blatter, lui aussi imposé par Adidas en 1998, toujours dans la course pour un nouveau mandat en 2015, va reprendre vaillamment le flambeau.
La Fifa passe des partenariats avec des multinationales (Coca Cola, Adidas, Sony, etc), qui imposent leurs logos dans les compétitions qu'elle organise, pour promouvoir leurs produits. Les sponsors _ équipementiers sportifs, groupes de communications, entreprises de toutes natures _ ne vont avoir de cesse d'imposer leurs volontés sur la désignation des pays organisateurs de la Coupe du monde, pour gagner de nouveaux marchés sur d'autres continents que l'Europe de l'Ouest et l'Amérique latine (Etats-Unis en 1994, Japon et Corée du Sud 2002, Afrique du Sud 2010, Russie 2018, Qatar 2022) et tirer le meilleur parti financier de leur "amour du football". La Fifa et ses parrains présentent un cahier des charges de plus en plus précis et onéreux aux pays organisateurs, entraînant la construction de stades, d'infrastructures (transports, communications), des dépenses s'opposant aux besoins réels de la population (ce qui explique les mouvements sociaux autour de cette Coupe du monde au Brésil, s'en prenant au gouvernement de Dilma Roussef et à la Fifa). Ils imposent leurs vues sur l'organisation même des compétitions: comme par exemple faire jouer des matches en plein midi au Mexique en 1986, pour leur diffusion en "prime time" en Europe ( les joueurs emmenés par Maradona ayant protesté, Joao Havelange aura ce cri du coeur : "qu'ils jouent et qu'ils la ferment !"). Ou encore augmenter le nombre d'équipes figurant en phase finale du mondial: de 16 en 1954, puis 24 en 1982 et 32 à partir de 1998 (le candidat Platini, à des fins électoralistes, proposant même 42 pour les éditions à venir).

D'autres facteurs vont permettre l'ascension vertigineuse des sommes brassées dans le football.
Tout d'abord l'arrivée des chaînes payantes dans les années 80, leur concurrence féroce pour arracher les droits de diffusion, qui vont exploser à partir des années 90 (ce qui a comme conséquence pour les téléspectateurs d'en être réduits à la portion congrue pour suivre les matches sans payer). Ces droits deviennent largement le principal poste de recettes du football (clubs et institutions organisatrices), devant les recettes de billetterie. Même si ce poste aussi a augmenté: ainsi en Angleterre notamment, les couches populaires ont déserté les gradins de la Première League, car le prix du billet a décuplé, amenant d'autres spectateurs plus argentés mais beaucoup moins connaisseurs. On a également de plus en plus cherché à faire des spectateurs des supporteurs acharnés, tournés vers le seul résultat, "la gagne", quel que soit le jeu pratiqué par leur équipe, d'une part pour les retenir, d'autre part pour en faire la cible du "merchandising", la vente de produits avec la marque du club.
Puis "l'arrêt Bosman" en 1995, rendu par la Cour de justice européenne au nom de "la libre circulation des travailleurs", fait sauter la règle de quotas de footballeurs étrangers maintenus par l'Uefa et les fédérations nationales au nom de "l'exception sportive": cette décision va permettre aux plus grands clubs des grands championnats de recruter les meilleurs talents de l'Union Européenne (et du monde entier, du fait des accords bilatéraux ou des accords d'association avec l'UE); ces clubs se livrent à une surenchère insensée dans les transferts et salaires, pour assurer leur présence la plus longue possible en "Champions league", indispensable pour tenir financièrement. Cela amène un "turn-over" des joueurs "vedettes" d'abord, mais des autres moins talentueux aussi dans des clubs plus modestes, qui doivent chercher à suivre.
Cette hausse continue des budgets des clubs a pour conséquences la création d'une bulle spéculative et de déficits colossaux touchant les clubs les plus huppés tandis que d'autres font faillite (en Angleterre et Espagne notamment). Des investisseurs nouvellement apparus permettent encore de continuer la sarabande: oligarques des pays de l'Est ayant pillé la propriété collective lors de la restauration capitaliste consécutive à la chute du mur de Berlin, milliardaires de pays émergents recyclant de l'argent plus ou moins propre, fonds d'investissement (américains notamment), fonds souverains de monarchies pétrolières (Qatar, Dubaï...) pour leur promotion diplomatique.
Jusqu'à quand ? Des responsables, parmi lesquels Michel Platini, ont lancé un cri d'alarme. Celui-ci cherche à apporter un début de régulation par le "fair-play financier" (une expression qui tient de l'oxymore !): mais est-il possible, sans risquer la perte de recettes, de se priver des clubs prestigieux en Champions League ? Et puis il doit compter sur leur possible contre-attaque, planant depuis 20 ans: quitter l'Uefa et se constituer en "ligue fermée" privée, à l'américaine.

Les auteurs se posent, comme nous, la question dans un autre sens: jusqu'à quand aussi les amateurs de football accepteront-ils d'être dépossédés de leur sport ? Ils doivent eux-mêmes constater qu'ils continuent à suivre le football, malgré le dégoût qui leur monte aux lèvres devant de tels agissements. Espérant toujours qu'ils verront au prochain match un spectacle qui les ravira. Par exemple ce Barça-Real de novembre 2010, terminé par un 5-0 après un match de rêve des Catalans. Nous sommes, pour reprendre l'expression d'Eduardo Galeano dans son livre-culte Le football, ombre et lumière, des "mendiants de bon football" (2) . Et puis, le football montrant une facette ultra-médiatisée du monde tel qu'il est, c'est ce monde qu'il faudra changer pour changer notre sort. Voulant écrire ici "notre sport", j'ai tapé involontairement "notre sort", mais n'est-ce pas lié ? En tout cas, ce livre a bien situé les enjeux, et de manière simple.

(1) Cette date coïncide avec le tournant de la politique économique mondiale impulsé par R. Reagan et M. Thatcher, souvent appelé "ultralibéralisme": il a conduit à la "globalisation" ou "mondialisation" actuelle, soit la totale déréglementation des mouvements de capitaux à l'échelle mondiale qui a entraîné le krach financier de 2008, dont les peuples continuent à subir les conséquences sur tous les continents.
(2) Chaque chapitre présente aussi, comme un contrepoint aux réalités évoquées, des personnes du monde du football qui, chacune à sa manière, nous amènent à ne pas désespérer: le journaliste François Thébaud, des footballeurs (le Chilien Carlos Caszeli, le Brésilien Socrates, l'Anglais Robbie Fowler) , des supporteurs (qui rompent avec Manchester United pour créer le FC United Liverpool).

Loïc Bervas (juin 2014)