Le temps qui passe ALFREDO DI STEFANO, le conquistador Par François Thébaud * Dominer le ballon est l'une des expressions favorites d'Alfredo Di Stefano. Ce qui n'étonnera aucun des spectateurs qui ont eu l'occasion d'admirer cet athlète à la fois puissant et élancé lorsque tête haute, poitrine en avant, il conduit le « cuir » avec une aisance merveilleuse à travers le réseau serré des défenseurs adverses. Au plus fort de courses exceptionnellement longues, il conserve les ressources athlétiques et techniques suffisantes pour effectuer feintes de buste, passements de jambes, changements de pieds, sans donner l'impression de peiner, sans perdre même durant une fraction de seconde son allure altière et souveraine. |
Tout pour conquérir Il n'est nul besoin de connaître la technique du Football pour comprendre que Di Stefano appartient à la catégorie des bêtes de race. L'habitué des stades n'aura aucune difficulté à découvrir les éléments d'une classe qui se manifeste par des apparences extérieures aussi séduisantes. Le bagage du grand footballeur est absolument complet. Réunir des qualités athlétiques aussi dissemblables que vitesse et résistance, souplesse et puissance, finesse et robustesse est extraordinaire. Le registre technique est aussi étendu. Les secrets du tacle et de la charge à l'épaule, du jeu de tête, ont été découverts par Di Stefano en même temps que ceux du dribble, de la feinte, de la passe et du tir des deux pieds. Il possède les moyens de jouer avec brio à n'importe quel poste d'une équipe. Il est capable de détruire en force ou en finesse une offensive adverse, capable de construire avec clairvoyance, capable de terminer une attaque avec une efficacité irrésistible. Tel est le footballeur considéré, il y a deux ans, comme le Numéro Un mondial et qui a conservé un prestige peut-être inégalé. En dehors de l'Espagne, où le Real Madrid lui doit une bonne partie de sa résurrection glorieuse et de son opulence... royale, la France est dans doute le pays qui a le plus fêté Alfredo Di Stefano. Pourtant lorsque le centre-avant du Real parut en 1955 pour la première fois au Parc des Princes, en demi-finale de la Coupe latine contre les Portugais de Belenenses, le public parisien et la grande majorité des observateurs professionnels, ne lui accordèrent qu'une attention relative. Et même lorsqu'il apporta une contribution importante à la victoire finale des Madrilènes sur un Stade de Reims (diminué par son duel inoubliable de deux heures avec Milan), l'accueil fut assez tiède. Pourtant il avait son allure de pur-sang, des éclairs qui ne trompaient pas, et de fameuses références... Un journaliste français, désireux de se singulariser, écrivait l'an dernier que Di Stefano lui avait avoué en cette occasion avoir atteint sa 38e année, ce qui lui donnerait aujourd'hui un âge voisin de 42 ans. S'il faut ajouter foi à ces propos, on doit considérer comme phénoménale la verdeur physique de ce quadragénaire demeuré plus rapide et plus résistant que n'importe quel footballeur de 20 ans. Mais la carrière de Di Stefano comporte assez de faits exceptionnels pour qu'il ne soit pas nécessaire « d'en rajouter ». Petit-fils de... Béarnais En fait, renseignements pris auprès de Di Stefano lui-même et confirmations reçues dans son entourage, Alfredo n'a pas encore 33 ans puisqu'il est né le 4 juillet 1926 à Buenos-Aires. Son ascendance donne pour une bonne part la clé de son comportement d'homme. Son grand-père paternel Michel Di Stefano, était un marin italien originaire de Capri qui, las de parcourir les océans, s'établit un jour à Buenos-Aires où il épousa Teresa Chiozza, fille d'une famille d'émigrants gênois. Quant à son grand-père maternel, c'était un Béarnais Pierre Laulhe, qui, parti à la conquête du Nouveau- Monde, se maria avec la fille de Dick Gilmond, un Anglais venu en Argentine pour les mêmes raisons. Le jeune Alfredo vit le jour dans un quartier ouvrier de Buenos-Aires, le barrio Barracas. Climat chaud et humide, maisons grises et basses, édifices industriels en construction, rues bruyantes encombrées de camions surchargés, cafés crasseux, où un sujet déchaînait toujours les passions : le football... Tel fut le cadre de son enfance. C'est là qu'Alfredo fit ses débuts sportifs à l'âge de 5 ans en compagnie de son frère aîné, sous la ferme direction d'un père qui se targuait d'avoir compté parmi les fondateurs et les premiers joueurs du fameux club de River Plate. A l'école, la balle ronde demeura son sport préféré, mais il pratiqua également l'athlétisme, le basket et la boxe. Le vaquero de Los Cardales A dix ans, premier match officieux dans les rangs d'une équipe de jeunots du quartier, dont la raison sociale est tout un programme : « Unis, nous vaincrons ». Dans ces parties, on ne se fait pas de cadeaux et les rencontres sont fréquemment interrompues par des bagarres ou par l'irruption sur le terrain de « grands » désireux d'utiliser la surface de jeu. Alfredo a 10 ans quand son père, éleveur de chevaux, emmène sa famille dans le quartier résidentiel de Florès. A 15 ans, il décide de participer au travail paternel et il mène durant des mois à Los Cardales, à 65 kilomètres de la capitale la vie de l'ouvrier des champs, puis celle du vaquero, qui surveille à cheval les troupeaux. Le démon du football reprend ce garçon dont l'existence au grand air augmente le trop plein d'énergie. Il se rend un jour à Buenos-Aires pour assister à un match de River Plate et décide de donner son adhésion au club dont il a entendu prononcer le nom avec ferveur dès sa plus tendre enfance. River Plate via Huracan Il débute en quatrième équipe au poste d'ailier -droit... Puis il accède à la troisième. En août 1944, il joue même en équipe première un match amical contre San Lorenzo. A 18 ans, quatre mois après la signature de sa première licence, il entre sur le terrain en compagnie des vedettes Adolfo Pedernera, Angel Labruna, Lacono. Une blessure au cours de ce match stoppe son ascension... Il se retrouve en équipe troisième avec les futurs internationaux Nestor Rossi et Carrizo. En fin de saison, il reprend place en amical dans les rangs de la formation -fanion toujours comme ailier -droit. Mais il ne s'impose pas. Et sa première licence, de professionnel, il la signera en 1946 au club Huracan, où il jouera 15 matches officiels, de manière assez convaincante pour que le président de River Plate vienne le rechercher avec la promesse d'une titularisation dans la ligne d'avants du club le plus célèbre de l'Argentine. Sa deuxième carrière à River Plate commence par une tournée au Brésil, puis en Uruguay, où il affronte les plus grandes vedettes de ces pays. Cette fois c'est le grand départ. En 1947, le service militaire qu'il effectue à l'Arsenal de Buenos-Aires ne l'empêche pas de s'imposer comme l'une des vedettes de River qui gagne le Championnat national avec cinq points d'avance, marquant 90 buts. Alfredo signe pour sa part le total de 27, se classant ainsi goaleador (premier buteur) de la compétition. La « Flèche blonde » C'est de cette époque que date son surnom de Saeta Rubia (Flèche blonde) que lui ont donné les hinchas du club. Et pourtant au poste d'avant-centre Di Stefano a succédé au fameux Adolfo Pedernera, une sorte de footballeur de légende, en raison de son éblouissante technique. En 1947, Di Stefano connaît pour la première fois les honneurs de la sélection nationale à l'occasion du Championnat de l'Amérique du Sud à Guayaquil (Equateur) où il affronte successivement la Bolivie (7-0), le Pérou (3-2), la Colombie (6-0), le Paraguay (6-0) et l'Uruguay (3-1). Di Stefano marque trois buts. Vainqueur du Championnat, le « onze » d'Argentine qui comprend dans ses rangs, René Pontoni, Félix Lousteau, Natalio Pescia, Mario Boyé, Nestor Rossi, Julio Cozzi, José Manuel Moreno et Norberto Mendez entre autres vedettes, est reçu triomphalement à Buenos-Aires. En 1948, Di Stefano participe à la grève des joueurs professionnels argentins et les relations avec son président de club se tendent en raison des sanctions prises par la Fédération et de l'attitude personnelle de son dirigeant. Pourtant, Alfredo n'est pas l'un des premiers à partir pour la Colombie où une Fédération indépendante de la FIFA, s'est constituée et offre des contrats alléchants aux joueurs argentins suspendus pour faits de grève. Chez les Millonarios de Bogota Pedernera, qui a déjà signé chez les Millonarios de Bogota (tout un programme) l'incite à le rejoindre. En compagnie de Nestor Rossi, Di Stefano décide de tenter l'aventure et effectue un départ spectaculaire pour l'Eldorado des footballeurs. Di Stefano en compagnie de près de cent joueurs -l'élite du football argentin à l'exception des joueurs du Racing de Buenos-Aires - passera quatre ans en Colombie dans les rangs des Millonarios avec lesquels il remportera trois saisons le Championnat dont les autres vedettes sont les clubs de Cali, Santa-Fé, Medellin et Baranquilla, tous formés par des éléments recrutés dans toute l'Amérique du Sud, et même en Angleterre, en Hongrie et en Italie. Mais le football professionnel colombien, contraint de vivre en vase clos en raison de sa rupture avec la FIFA , va bientôt rentrer dans la légalité. Avant de se soumettre aux Lois de la Fédération internationale, et de rendre les professionnels étrangers à leurs « propriétaires », les Millonarios décident de monnayer une dernière fois le prestige conquis au cours de leur époustouflante aventure. En 1953, ils effectuent une tournée en Espagne où ils affrontent le Real Madrid. Au stade Chamartin c'est une révélation. Di Stefano reçoit des offres mirifiques dont le montant exact n'a jamais été dévoilé. Le club madrilène paie un transfert important à... River Plate, et quelques mois plus tard Alfredo abandonne le « Ballet Azul », surnom de cette extraordinaire équipe qui se consacrait uniquement à l'offensive, pour mener au combat en Espagne le Real, voué depuis 1932 aux rôles de second plan dans le Championnat de la Péninsule. La prodigieuse résurrection du Real On connaît mieux la carrière européenne de Di Stefano. En 1954, le Real enlevait le tire espagnol qu'il n'avait pu conquérir depuis 1933. En 1955, 1956, 1957, 1958 il récidivait. Vainqueur de la Coupe latine en 1955 et 1957, de la Coupe d'Europe, s'imposant ainsi comme l'une des plus grandes formations mondiales. Le fait d'avoir été deux fois proclamé goleador de la Liga espagnole et d'avoir porté 11 fois les couleurs de l'équipe nationale d'Espagne ne situe que de manière incomplète, l'importance de la contribution apportée au football de ce pays par ce descendant Argentin d'Italien, de Français et d'Anglais devenu Espagnol par un décret de naturalisation. Telles sont les grandes lignes d'une carrière unique dans les annales du sport mondial. Reste à découvrir l'homme qui l'a vécue. L'aventurier du footballeur Alfredo Di Stefano c'est d'abord un aventurier du sport. Laissez-moi le temps de définir le terme avant de vous voiler la face. Les supporters de nos clubs de province se donnent souvent beaucoup de mal pour découvrir dans l'existence petite-bourgeoise de leurs joueurs favoris le parfum de l'aventure. Ici, la réalité dépasse largement la fiction. Il faut immédiatement préciser que ce sont les circonstances qui l'ont conduit à mener une vie en marge des règles communes. L'Amérique du Sud n'est pas le continent de la stabilité, ainsi que chacun le sait. Fils d'émigrants de fraîche date et d'origines très diverses, on conçoit aisément qu'Alfredo ne se soit pas senti attaché au sol argentin par des liens très solides. De ses parents il tenait l'audace, le goût du risque des pionniers, une santé physique éclatante. Sûr de sa valeur technique, un homme de cette trempe avait tous les moyens de faire respecter son droit en tous lieux et en toutes circonstances. Il suffit de considérer sa robuste stature, son visage aux traits fortement marqués, son menton volontaire jusqu'à l'arrogance, son regard dur, pour comprendre qu'il s'agit d'un gaillard qui ne « se laisse pas marcher sur les pieds » dans la vie comme sur le stade. Individualiste ? A ce physique conquérant répond une élocution brève et assez sèche et une totale indifférence apparente pour les gens qui ne partagent pas sa vie professionnelle ou intime. Les journalistes qui ont tenté pour la première fois de l'interviewer en ont gardé une impression très déplaisante. Ils ne sont pas les seuls. Des joueurs qu'il connaît pour les avoir affrontés en match n'ont même pas été honorés d'un regard lorsqu'ils rendaient visite à l'équipe du Real. Même en faisant la part des choses, c'est-à-dire en sachant pertinemment que la poignée de main n'est pas en Espagne d'un usage aussi courant qu'en France, des constatations de ce genre sont assez choquantes. Alfredo est-il un vaniteux ? Un individualiste féroce ? Si on examine sont attitude sur le terrain de jeu on est tenté de le penser. Il y a quelques années, beaucoup d'observateurs ont été frappés par l'obéissance presque servile qu'il obtenait de certains de ses partenaires au cours d'un match. En toutes circonstances, ceux-ci n'avaient qu'un seul but : lui passer la balle. Et s'ils ne le réalisaient pas, paroles et gestes menaçants les rappelaient immédiatement à l'ordre. A un éventuel acte d'accusation, Di Stefano aurait pu apporter une réplique pertinente : la somme de travail qu'il effectuait sur le terrain. Certes, le connaisseur pouvait déceler dans son jeu offensif une certaine manière de « tirer la couverture » dans l'exécution des « une -deux » par exemple où le partenaire était le plus souvent utilisé comme pivot et rarement dans le rôle plus glorieux de « finisseur ». Mais Alfredo aurait eu beau jeu de répondre que, s'il désirait terminer les attaques, c'est qu'il ne répugnait pas non plus au travail défensif le plus ingrat et le plus obscur. Ces deux aspects de la conception de son jeu se retrouvent dans son comportement en dehors du stade. J'ai été voir à l'Escorial, où les joueurs du Real sont réunis en général dès l'avant-veille des matches qu'ils disputent à Madrid. Par l'entremise de Raymond Kopa, j'ai obtenu un entretien avec lui. Après le déjeuner que l'équipe prenait en commun dans la salle à manger de l'Hôtel Felipe II, Alfredo a consenti à abandonner durant un quart d'heure la sacro-sainte partie de cartes. Et il a répondu de bonne grâce mais sans s'étendre sur les détails, aux questions que je lui ai posées sur le déroulement de sa carrière. J'ai jugé que compte tenu de mes expériences antérieures, et des expériences de mes confrères, j'avais la chance de le trouver dans un bon jour. Roger Touchard désirant photographier Di Stefano dans son intérieur, s'est lui aussi estimé très heureux d'obtenir un rendez-vous pour le lendemain du match Real -Barcelone. L'homme de El Viso Di Stefano avait accordé ces « faveurs » sans grande cordialité, comme s'il faisait la « part du feu » et nous pensions en nous rendant à la villa qu'il occupe dans le quartier résidentiel de El Viso proche du stade Chamartin qu'il allait rapidement expédier la corvée. Je, fus stupéfait par le métamorphose à laquelle j'assistais. Dans le salon où il nous reçut, plus de vedette hautaine et inaccessible, mais un homme aux manières cordiales, prêt à se soumettre à toutes les exigences de la célébrité, à passer de la plaisanterie aux sujets les plus sérieux sans le moindre embarras. Désirons-nous voir ses trophées ? Voici les Coupes presque gigantesques qui matérialisent ses deux titres de goleador du Championnat d'Espagne. - Venez dans le jardin, je vais vous montrer autre chose. Un cadeau que je viens de recevoir. Merci, ma vieille ! C'est un bloc de marbre de Carrare qui représente un ballon reposant sur des lauriers. Deux mots sont gravés : « Gracias Vieja »... Merci ma vieille. Dans les yeux d'Alfredo une lueur de tendresse lorsqu'il caresse ce ballon auquel il doit sa fortune. Sentimental Alfredo ? Trois jours plus tôt, la question ne se serait posée que sur le mode ironique. Je l'avais interrogé sur ses projets et il m'avait répondu brutalement : - J'irai là où il y a de l'argent à gagner. Le Football lui a déjà beaucoup rapporté d'argent et de satisfactions d'amour-propre. Mais le sentiment qu'il lui porte semble dépasser largement la reconnaissance du ventre. Il suffit d'entrer dans le vif du sujet pour se rendre compte que la conception individualiste du jeu pratiqué par le Real de Madrid ne correspond pas à son idéal du football, même s'il a lui-même fortement contribué à la consolider au sien du club. Bien sûr, il a assez roulé sa bosse pour savoir qu'il faut être prudent lorsque l'on fait des déclarations à un journaliste, et que les Espagnols sont pointilleux lorsque l'on met en cause certaines notions sportives auxquelles ils attachent de la valeur. Et si on lui demande de comparer le jeu pratiqué en Espagne et le football sud-américain, il répond comme le font Puskas, Kubala ou Evaristo : - Ici le jeu est plus athlétique ; en Amérique du Sud, il est plus technique. En se gardant bien de manifester ses goûts personnels, dans la crainte de la réplique acerbe qu'il risque de s'attirer : - Alors, que faites-vous ici ? La nostalgie du « Ballet Azul » Mais il faut observer son regard, constater le changement de ton de sa voix, lorsqu'il parle de cette équipe de River Plate, où la réalisation du but était considérée comme un objectif secondaire, et surtout de cette équipe des Millonarios, surnommée le « Ballet Azul » parce que le jonglage collectif du ballon sous les yeux ébahis d'adversaires mystifiés par des séries interminables de dribbles et de passes diaboliques s'apparentait à l'art chorégraphique. Lousi Hon, aujourd'hui entraîneur en Espagne, a eu l'occasion de rencontrer à deux reprises l'extraordinaire formation de Bogota, lorsqu'il occupait le poste de demi -centre du Real. Il m'a dit : - Je n'ai jamais vu une équipe conserver la balle durant des périodes aussi longues. Di Stefano, le réaliste, le roi des goleadores d'Argentine, de Colombie et d'Espagne, a - ce n'est pas douteux- la nostalgie de ce football, où les chiffres inscrits au tableau d'affichage s'effaçaient devant le style, la manière, la joie de jouer. Ce n'est pas la simple nostalgie du passé sur lequel se penche avec regret un homme qui sait que ses saisons de grande vedette sont désormais comptées. Car il y eut aussi des jours sombres dans ce passé. Dans la jungle de professionnalisme Comme vous l'avez vu, ses débuts sportifs ont été difficiles. Il a dû lutter pour gagner sa place au soleil dans l'équipe -fanion de River Plate. Il n'a pas seulement rencontré la concurrence de joueurs ambitieux et valeureux, à une époque où le football argentin produisait en série des attaquants de grande classe. Il s'est trouvé aussi en butte à l'incompréhension des dirigeants. A celle du président de River Plate, Liberti, qui lui pardonnait mal d'avoir été contraint de rechercher dans les rangs de Huracan, un footballeur auquel il n'accordait guère de crédit lorsqu'il opérait dans les équipes inférieures. La grève générale des professionnels argentins ne fit qu'aggraver cet antagonisme latent, d'autant plus que Di Stefano avait des revendications personnelles à faire valoir. Le Torino, désireux de reconstituer son équipe après la catastrophe de Superga, avait fait à Di Stefano des propositions intéressantes de transfert. Elles avaient d'abord été repoussées par Liberti, puis acceptées ensuite par le président à l'insu du joueur. Mis fortuitement au courant de ces manœuvres, Alfredo qui, avait reçu entre temps des offres de Colombie par l'intermédiaire de Pedernera, décida de signer au Millonarios de Bogota, en compagnie de son coéquipier Nestor Rossi. Il fallait une certaine audace pour prendre une telle décision car il n'ignorait pas les conséquences qu'impliquait ce passage chez les « hors-la-loi » du Football. Une troupe d'artistes cosmopolite On imagine aussi que l'existence n'était pas toujours facile dans ce Championnat de Colombie qui brassait un étonnant mélange de races, dans des clubs dirigés par des hommes dont la puissance financière ne s'embarrassait pas de scrupules et de règlements gênants et qui connaissaient que la loi du dollar. Si leurs collègues des autres pays sud-américains les nommaient lors piratas, c'est qu'ils avaient leurs raisons. Di Stefano avait les moyens physiques de faire respecter les engagements et de se faire respecter sur les terrains.. Il ne se plaint pas du séjour de quatre ans qu'il passa en Colombie, d'autant que de son premier voyage de vacances à Buenos-Aires, il revint avec la femme qu'il venait d'épouser, Sara Alicia. Les joueurs étrangers étaient d'ailleurs, de plus en plus nombreux dans cette étrange compétition. Les Millonarios avec sept joueurs argentins, un Uruguayen, un Colombien, un Péruvien et un Paraguayen n'était pas la moins disparate sur le papier. Mais l'ossature Argentine - Pedernera, Di Stefano, Rossi, Cozzi, Pini, Baez- eût tôt fait de lui conférer une unité de style et tel fut bientôt le prestige du « Ballet azul » dans tout le continent qu'une équipe, comme le Racing de Buenos-Aires, avec notre vieille connaissance Ruben Bravo vint lui rendre visite et se faire battre à Bogota. Tournées au Chili, au Pérou, en Amérique centrale, en Amérique du Nord puis en Espagne consacrèrent, grâce à la tolérance habile de la FIFA, la réputation de cette troupe d'artistes dont les pouvoirs officiels affectaient d'oublier l'origine. Mais en 1953 -au terme de la plus glorieuse des campagnes nationales des Millonarios, vainqueur du Championnat avec 11 points d'avance, et de Di Stefano goleador avec un total de 30 buts – ,La Colombie rentra dans le giron de la Fédération Internationale. River Plage revendiqua ses droits sur Di Stefano, objet d'une sévère compétition financière entre le Real de Madrid et Barcelone (déjà). Et le Real de Madrid l'emporta. Ces faits nous aident à comprendre le double aspect du caractère de Di Stefano : son cynisme d'homme qui a dû « se défendre » dans la jungle d'un professionnalisme aux formes plus brutales qu'en Europe, sa passion réelle et désintéressée pour le beau football. A certains amis il a confié un point de vue fort intéressant sur sa conception du jeu : - Le football espagnol est essentiellement et systématiquement défensif. Je suis d'accord avec les Hongrois de 1954. Il importe peu que l'adversaire marque des buts, si mon équipe en marque plus. Nos techniciens s'occupent plus du jeu défensif que du jeu offensif. Moi, je suis ennemi de la destruction en football... Il n'y a pas de meilleure défense qu'une bonne attaque. Cela a toujours été un postulat en Amérique du Sud. L'homme d'intérieur Cette espèce de dieu de la foule madrilène ne se perd pas dans la contemplation de son nombril. La carrière scolaire de ses deux grandes filles qui vont au collège, la croissance du petit Alfredo solide blondinet dont les traits rappellent fortement ceux de son père, et la santé fragile de la toute jeune Helena, 16 mois, le préoccupent visiblement. Mais il ne manifeste pas une adoration incongrue pour le gamin qui portera son nom dan la vie et peut-être sur les stades. - Il frappe déjà dans le ballon, mais il fera du football s'il le désire. Dans le jardin de sa villa de El Viso, il a fait creuser une piscine d'une longueur de cinq ou six mètres à l'usage de ses enfants. Sa bibliothèque ne comporte qu'un seul ouvrage, mais c'est une encyclopédie d'une cinquantaine de volumes. Éprouve-t-il le besoin de compléter théoriquement le bagage de connaissances pratiques accumulées au cours des ses nombreux voyages. Pourquoi pas ? Je lui parle de l'Amérique du Sud et de l'Europe. Il me répond par une comparaison pleine de bon sens entre les pays neufs et les pays de vieille culture. Je lui parle de la France qu'il a entrevue au cours de ses matches à Paris et à Nice et il me fait part de la sympathie qu'il a ressentie immédiatement pour un pays où les biens matériels, la liberté, le bonheur sont moins inégalement répartis que dans beaucoup d'autres où le standard de vie est élevé où il y a une histoire. - J'ai un grand-père Béarnais, j'espère un jour connaître cette région où il a vécu, et d'où sont originaires d'autres footballeurs Argentins comme Lousteau et De Bourgoing. Lorsque j'ai visité la Côte d'Azur avant un match de Coupe d'Europe contre Nice, il y a trois saison,s j'ai conçu le projet d'acheter un terrain sur la Riviera. Plus tard qui sait ? Les connaissances de Di Stefano sur les ressources de la France sont assez étonnantes. Fils d'éleveur, il semble avoir air l'inventaire détaillé de nos races de chevaux, et il parle des percherons avec une science qu'admire Raymond Kopa, notre interprète. Il ne connaissait pas ce Di Stefano là. Nous non plus. Ni vous sans doute Négligé l'album aux souvenirs Quand l'heure de la retraite aura sonné, Di Stefano ne sera pas l'un de ces « has been » perpétuellement plongés dans la contemplation de leur passé. Quand il tourne devant nous les pages de l'album aux souvenirs, il s'arrête beaucoup plus volontiers sur les photos de ses enfants que sur les images de ses exploits. Le volume est d'ailleurs passablement écorné, son propriétaire ne lui accorde plus d'importance qu'il ne le mérite. Quand je demande à Alfredo de me confier quelques-uns des documents qu'il contient, il ne se fait pas prier. Il les décolle sans manière et me les remet sans formuler la moindre recommandation. Mais quand sonnera l'heure de la retraite ? Il ne semble pas s'en soucier et pourtant il n'ignore pas que cette saison pour la première fois depuis sa venue au Real, on a parlé de son déclin. Même avec une certaine insistance. Qu'y -a-t-il de vrai dans ces bruits que semblèrent confirmer son éviction momentanée du poste de centre-avant, au profit de Raymond Kopa, et surtout l'attitude hostile de la presse espagnole à la suite d'incidents qui eurent pour théâtre les vestiaires du stade de Saint- Sébastien ? Pour que le Syndicat des journalistes espagnols aille jusqu'à réclamer sa radiation des contrôles de la Fédération, il fallait que le prestige de l'intouchable Alfredo fût sérieusement entamé... Il n'est plus le maître incontesté... Une chose m'est apparue certaine c'est que Di Stefano n'a plus à son service des joueurs dont l'unique préoccupation était de lui donner la balle. Hector Rial et Mateos ne sont plus des titulaires à part entière, et un demi comme Santisteban a pris conscience de sa valeur et joue son propre jeu, Luis Carniglia, l'entraîneur -dont on a dit qu'il fut imposé au Real par son vieil ami Alfredo- a vu son autorité technique forcement contrebalancée par le Hongrois Osterreicher lequel a de multiples raisons de défendre les intérêts de son compatriote Ferenc Puskas … Bref Di Stefano n'est plus le seul maître à bord et il ne manifeste plus son autorité sur le terrain par le geste et la parole. En ce qui concerne son rendement de joueur, on peut constater aussi une très nette évolution. Il ne couvre pas autant de terrain que dans le passé. Ses courses balle au pied ne sont plus irrésistibles. Je l'ai vu en une occasion partir du centre du terrain flanqué d'un seul adversaire, Segarra. Naguère l'issue du duel n'eût fait aucun doute : Di Stefano aurait lâché irrémédiablement son antagoniste. Cette fois il n'y parvint pas, malgré un gros effort de volonté et fut « descendu » aux abords de la surface de réparation. Pendant la première demi-heure de ce match contre Barcelone, Alfredo joua en pointe, conformément à son habitude. Mais il ne parvint jamais à s'imposer, ni sur les balles aériennes où il fut dominé en détente, ni dans les rapides échanges de passes de volée où il parut dépassé par le rythme de ses partenaires et de ses adversaires. Vers une nouvelle carrière ? En revanche chaque fois qu'il vint prêter main-forte à sa défense, Alfredo retrouva son aisance et sa souveraine maîtrise. Dans ce domaine tant sous le rapport de la rapidité l'intervention que de la technique, il domina tout le monde. Constatation qui confirme l'excellente impression qu'il avait laissée au cours des deux matches où Kopa occupant le poste de centre-avant, il joua délibérément un rôle de demi. Est-ce la voie vers laquelle Alfredo va désormais se diriger ? Sur ce point, il ne m'a pas confié ses projets, car il attribue sa baisse de forme actuelle à une urticaire tenace qui limite ses possibilités physiques. Mais il ne serait pas étonnant que la saison prochaine, il adopte délibérément un poste d'attaquant très en retrait et de soutien défensif, où il est capable de réaliser une nouvelle et grande carrière. - Sauf accident, un footballeur de premier plan qui mène une vie régulière et soigne sa condition physique peut jouer jusqu'à la quarantaine, a t-il déclaré. Or, en dehors des déplacements et des concentracciones à l'Escorial, il mène une vie de petit-bourgeois tranquille dans sa villa de la banlieue madrilène. Il boit peu : bière, cidre, vin et maté qu'il aspire, respectant les rites argentins, à partir de la pittoresque bombilla», et l'avenir ne le tourmente pas, ni sur le plan matériel, ni sur le plan moral. Les horizons de la Pampa, le dur relief des sierras, le calme bleuté de la Méditerranée. Un jour peut-être. Quand le grand aventurier du Football sera las des combats du stade. Pour l'instant il est là. Solide au poste. * Le Miroir du Football, numéro 2, supplément au n° 665 de Miroir Sprint, 2 mars 1959 |