La guerre des rapaces par Loïc Bervas

La guerre des rapaces par Loïc Bervas

Dans la nuit du 18 au 19 avril, douze clubs (anglais, italiens, espagnols) ont franchi le Rubicon par une déclaration scellant leur «  accord pour la création d’une nouvelle compétition  […] aussitôt que possible  »  : la Super Ligue.



Ces clubs, se considérant comme la nouvelle noblesse _ de l’argent, et non du sang comme l’ancienne_ du football européen (40 trophées sur 65 éditions en Coupe d’Europe des clubs champions) veulent dans ce club privé de quinze permanents (en cooptant trois autres). Andrea Agnelli, l’un des initiateurs, héritier de la dynastie des automobiles Fiat et président de la Juventus de Turin s’étonnait de la présence de l’Atalanta Bergame dans le «  Final 8  » de l’édition 2020 en ces termes condescendants  : «  une qualification sans avoir de passé dans les compétitions européennes, après une seule bonne saison. Est-ce que c’est juste  ?  » (1)
Ils accorderaient toutefois généreusement cinq places à cinq «  roturiers  », variant chaque saison. «  Vous êtes trop bon, monseigneur  !  »

Dans quel but cette sécession  ? Il est simple  : gagner plus d’argent. Les plus grands clubs _ ceux qui reçoivent déjà les plus gros droits télévisuels, qui ont les sponsors les plus généreux _ veulent gagner encore plus d’argent, sans le partager avec des «  petites équipes  ». Cette opération les ferait passer de 2 milliards€ environ engrangés actuellement à 3,5 ou 4 milliards€ assez rapidement, dans la perspective d’arriver à terme à 10 milliards. Ce sont les sommes promises par la banque JP Morgan, qui leur accordera 350 millions comme ticket d’entrée…

En étant membres inamovibles, leurs investissements dans leurs principaux postes de dépenses (primes de transferts et salaires des joueurs) seront à l’abri de «  l’accident industriel  »  : ne pas se qualifier parce qu’ils n’ont pas gagné leur place sur le terrain, car battus par des impertinents moins riches qu’eux.
C’est le système de la promotion/ relégation qui est ainsi répudié, c’est-à-dire le mérite sportif. Le système qui a fondé le football européen depuis sa création.

Cette annonce a déclenché un tollé général  : celui des amateurs de football et supporters, attachés au mérite sportif. Celui des autres équipes, écartées de la table du festin. Celui de personnalités du football. Celui des gouvernements, en soutien à leurs fédérations nationales  : les championnats nationaux seraient dévalorisés, puisqu’ils verraient leurs budgets amputés par ce qui partirait à la Super Ligue.

Et aussi par les institutions internationales  : l’UEFA et la FIFA.
Les déclarations outrées, belles comme de l’antique, et les menaces à l’encontre des joueurs de ces clubs d’être interdits de sélections nationales d’Aleksander Ceferin (président de l’UEFA) (2) cachent peut-être des considérations plus matérielles.

Pour l’UEFA, elle veut à tout prix garder la maîtrise des compétitions qu’elle organise (la Ligue des champions, la Coupe d’Europe des nations et depuis peu la Ligue des nations) parce qu’elle tient à une part du gâteau sur les recettes engendrées par celles-ci.
Depuis 1992 et la transformation de la «  Coupe d’Europe des clubs champions  » en «  Ligue des champions  », les prédécesseurs de Ceferin avaient augmenté les clubs participants en phase finale pour offrir des places à plusieurs représentants des championnats de l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne) ainsi qu’à la France et le Portugal (un peu moins).
A partir de 1999 et la constitution du G14, les «  grands clubs  », qui rêvaient d’une «  Ligue fermée  » revenaient régulièrement à la charge par des pressions et menaces de rupture. A chaque fois, l’UEFA s’inclinait et modifiait le format de la Ligue des champions pour aller dans leur sens  : plus d’équipes engagées, plus de matches, des primes supérieures aux clubs en fonction de leur «  indice de notoriété  » etc.
Et sa nouvelle réforme, votée le 19 avril, appliquée dès 2024, va encore plus loin, pour garantir aux «  grands clubs  » de se qualifier en phase finale et d’y faire le chemin le plus long possible, synonyme de plus larges recettes.
Le format est digne d’un inventaire à la Prévert  :
_ 36 équipes au lieu de 32. 4 places toujours réservées pour la Premier League, la Bundesliga et la Liga et 1 place supplémentaire en phase éliminatoire pour la Ligue1. 3 «  wild cards  » pour des équipes pas qualifiées dans leur championnat national, repêchées en raison de «  leurs résultats européens antérieurs  ».
A la place des poules de 4 actuelles, un championnat où chaque club en rencontrera 10, en fonction de leur «  indice UEFA  ». soit 225 matches au lieu de 125. Aboutissant à 8 équipes qualifiées en 8èmes de finale.
Les autres 8 places seront accordées par des barrages entre la 9ème place et la 24ème.
Ouf, enfin des tours suivants comme aujourd’hui par aller-retour jusqu’à la finale.
Ce sera bien le diable si avec ce savant organigramme, on n’obtient pas à la fin les habituels postulants. Ou alors ils ne méritaient vraiment pas la «  Super Ligue  »  !

De son côté, la FIFA ne tient pas du tout à cette concurrence au niveau européen, parce que forte de son tournoi mondial des clubs qu’elle organise avec les vainqueurs des divers continents, elle aimerait bien organiser une «  Coupe du monde des clubs  »  les années sans «  Coupe du monde  » ou sans «  Coupe des nations continentale  ».

La «  Super Ligue  » est mort-née, comme le montrent les multiples défections après celle de Manchester City. Et c’est un bien  ! On voit toutefois que les joueurs ne sont pas au bout de leurs peines, eux qui ont déjà des saisons surchargées. La qualité de leur jeu s’en ressentira. Et puis ce sont les clubs les plus riches qui pourront avoir un banc large pour faire tourner leurs joueurs  : ce sera leur consolation de n’avoir pas (encore  ?) monté une «  Super Ligue  «  !


1) Ironie du sort  : la Juventus de Turin a été battue en championnat le week-end dernier par Bergame 1-0.
2) Des menaces un peu rhétoriques  : n’importe quel tribunal national peut casser cette décision. Et l’Union Européenne peut également le faire, au nom de «  la concurrence libre et non faussée  » et «  la libre circulation des travailleurs  » à l’intérieur de l’Europe (rappelons-nous l’arrêt Bosman en 1995).