Les « principes » du Miroir

Cet article de Nicolas Rami est paru dans la revue CQFD n°123 (juin 2014).
Reproduit avec l'aimable autorisation de son auteur.


Les journalistes du Miroir réunis
sous un même maillot
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Les « principes » du Miroir

« Kopa se saisit du ballon assez loin du but et feinta successivement quatre ou cinq adversaires. Chaque fois, il levait la tête, attendant qu’un de ses partenaires démarre pour lui glisser la balle dans les meilleures conditions. Mais rien ne se passait, si bien qu’il trompa également le gardien et poussa comme obligé le ballon dans les filets. Alors que ses partenaires l’entouraient pour le féliciter, il les repoussa en secouant la tête avec dépit ! »


Jean Levron
Cette anecdote, racontée par Jean Levron, conforte à rebours la boutade de Cantona qui sert de titre au dernier livre de Jean-Claude Michéa :
« Le plus beau but était une passe ».
Jean Levron, qui nous montre ici Raymond Kopa lors de son premier contrat professionnel à Angers (1949-1951), était pigiste au Miroir du football.
Kopa à Angers debout 3eme à gauche

Lire le Miroir aujourd’hui, pour ceux qui aiment le jeu et sombrent d’ennui devant le pénible spectacle du football moderne, c’est comme respirer un peu d’air frais.

Retour sur les “principes” du Miroir et retour sur le dernier livre de Jean-Claude Michéa.
C’est en janvier 1960 que paraît le premier numéro du mensuel Miroir du football, avec à son gouvernail François Thébaud.
Le magazine est publié par les éditions J, propriété du Parti communiste. Pourtant, aucun des journalistes, permanents ou occasionnels, ne fut membre du Parti et, jusqu’en 1976, étonnamment, celui-ci laissa toute liberté à la rédaction, au prix, il est vrai, de quelques coups de gueules à l’occasion desquels François Thébaud sut rester ferme sur les « principes ».

Mais c’est surtout que le Miroir se vendait bien et, tout stalinien qu’on soit, on peut bien laisser quelques libertés du moment qu’elles rapportent.
Vous pouvez télécharger le PDF du Numéro 1 ici

Dès le premier numéro, dans une adresse aux footballeurs, François Thébaud donne le ton :
« Votre sport exige le concours constant de l’intelligence. Ses problèmes multiformes suscitent les initiatives individuelles les plus étonnantes, les inspirations créatrices collectives les plus stupéfiantes. Et pourtant les esthètes officiels s’accrochent au culte désuet des manifestations primaires de l’effort physique. » Et plus loin : « Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher, ou le culte commercial de la vedette… Ne poursuivez pas votre lecture. »
Tout au long de ses seize années d’existence, l’équipe du Miroir développa une analyse du football qui ne dérogea jamais à ce qu’elle nommait « les principes » : le refus du résultat à tout prix et du réalisme sans scrupule ; le mépris de la prudence et des tactiques défensives. À rebours du culte voué au rendement et à l’efficacité, les journalistes du Miroir défendaient une conception offensive et créative du football, fondée sur la passe courte qui cherche le déséquilibre de l’équipe adverse. Car il ne s’agit pas d’attendre, de « bétonner » pour contre-attaquer, de chercher le coup-franc ou de guetter la moindre erreur défensive. Jean Levron, en juillet 1960 : « Seul un système de jeu basé sur la passe courte et le désir constructif peut procurer à ses pratiquants une confiance collective véritable. »
On précisera toutefois que le mensuel ne s’intéressait pas qu’au football professionnel et se penchait aussi sur le football amateur et les équipes de jeunes.
La plupart des journalistes eux-mêmes pratiquaient leur sport dans des clubs de la région parisienne et, en 1972, certains parmi plus les jeunes, brûlant d’appliquer sur le terrain les principes de jeu développés dans le journal, créèrent l’Espoir Football Club qui évolua du côté de Neuilly-sur-Marne.

Une formule de Jean Levron semble bien résumer l’atmosphère dans laquelle baignait la bande du Miroir : « l’adhésion à la conception d’un jeu offensif, créatif, humain. Qui doit être l’expression prémonitoire d’une société digne de ce nom. »


ci-joint l'équipe Espoir Football Club
Debout Bonaguidi, Martinez, Ouada, Chelalou, Hachimi, Cohen, Thomas
Accroupis Jaïr, Zazak, Brisson,, Madjid, Simon

Car le Miroir n’a jamais dissocié abstraitement le sport de la société dans laquelle il se pratique. Et, tout naturellement, il apporta sa contribution aux journées de Mai 1968. C’est lors d’une soirée chez Pierre Lameignère, journaliste au Miroir, que prit forme l’idée d’occuper le 60 bis, avenue d’Iéna, siège de la Fédération française de football. Le 22 mai au matin, sans violence mais fermement, le cossu bâtiment du XVIe arrondissement est pris par les mutins. Deux banderoles sont accrochées sur la façade : « La Fédération, propriété des 600 000 footballeurs » et « Le football aux footballeurs ! » Un tract est distribué ; il porte la signature du « Comité d’action des footballeurs ». Au-delà de l’affirmation de la solidarité avec ceux qui occupent les usines et les universités, au-delà aussi de revendications bien précises, le texte appelle à « Libérer le football de l’argent des pseudo-mécènes incompétents qui sont à l’origine du pourrissement du football. » Pendant quelques heures, les occupants retiennent dans son bureau celui qui symbolise le football dit « moderne » : l’instructeur national Georges Boulogne, « le baron » comme l’a désigné le gardien de l’entrée du 60 bis. L’historien Alfred Wahl résume assez bien le contexte de cette occupation : « C’est Georges Boulogne qui formalise progressivement les conceptions globales de ce qu’il appelle le football moderne. L’objectif central consiste à rechercher l’adaptation de la pratique du jeu français aux règles de fonctionnement de l’économie moderne et à la compétition internationale en ce domaine […]. Le football doit cesser d’être une “activité ludique” pour devenir une “activité éducative”. […] le football doit se caractériser davantage par la rigueur ; il est apprentissage de la discipline. […] Boulogne calque sur le football les concepts qui ont cours dans la pensée économique du temps et qui s’appellent croissance, industrialisation, performance, etc. […]. Cette orientation conduit à renoncer au jeu improvisé, brillant, fondé sur les initiatives individuelles et qui fut celui préconisé par Albert Batteux, à Reims, et quelques autres techniciens. » C’est ici que la contestation dans le football, portée par le Miroir, rejoint la critique de l’organisation du travail exprimée par les ouvriers grévistes.

À force de discours sur les bonnes raisons qu’il y aurait de jouer au football – les bonnes raisons des sociologues et des intégrateurs de tout poil, les bonnes raisons de Georges Boulogne et de ceux qui font travailler – on en oublierait presque que la première raison du jeu, c’est le plaisir du jeu. Et puisqu’on parle d’un sport collectif, on en oublierait presque que la première raison du football, c’est le plaisir que chacun prend dans la réalisation d’une action menée – parfois pensée – de façon collective, avec toujours en tête le souci que chacun puisse trouver sa place, sans intimidation ni condescendance, dans l’organisation du jeu. C’est-à-dire ce que devrait être, ou du moins ce que pourrait être aussi, le travail.

Les idées du Miroir, l’onde de choc de Mai 68 et l’occupation de la F.F.F., ont trouvé ailleurs leurs prolongements. En 1973, Georges Boulogne et la Fédération obtiennent un arrêté ministériel qui impose aux clubs amateurs de Division d’Honneur d’engager – et donc de rétribuer – un entraîneur diplômé (c’est-à-dire formé sous la houlette des affidés de M. Boulogne). C’est pour s’opposer à cette nouvelle tentative de mise au pas que va émerger le Mouvement football-progrès, dont le centre est le Stade Lamballais, dans les Côtes-du-Nord. La Bretagne est alors au cœur de cette conception constructive et offensive chère au Miroir.


Le FC Nantes de José Arribas remporte le championnat en 1965, 1966 et 1973 ; le Stade Rennais de Jean Prouff, adepte du 4-2-4, remporte la Coupe de France en 1965 et 1971. Jean Prouff, qu’un jeune joueur du Finistère, Christian Gourcuff, rencontra à Rennes en 1972 et suivit en troisième division du coté de Berné dans le Morbihan. Christian Gourcuff, adolescent, était avec ses copains de jeu un fidèle lecteur du Miroir. Plus tard, il noua des liens d’amitié avec François Thébaud et sa bande. Sans y adhérer formellement, il a toujours suivi de près les réflexions du « football-progrès » qui émergeaient du coté de Lamballe. Préfaçant le livre que lui a consacré Loïc Bervas, Christian Gourcuff réaffirme les « principes » simples et généreux qui furent toujours ceux du Miroir : « Ce livre n’est pas une biographie, mais un témoignage de l’évolution de la société dans laquelle l’opportunisme a remplacé le courage, le profit l’éthique, au travers du football depuis un demi-siècle. Le témoignage aussi d’une recherche permanente d’émotions dans la pratique d’un “autre football” à la fois esthétique et moral, où le beau et le bon cohabitent. » Cette vision du jeu, éminemment collective, est constamment pensée dans le but de développer les qualités et le plaisir individuels des joueurs. En cette fin de saison 2013-2014, Christian Gourcuff vient de quitter le FC Lorient, parce que la cohabitation était devenue impossible avec son président Loïc Ferry, requin sans gloire de la City.

On le voit, malgré l’argent et les vents contraires, il y a la permanence d’une conception d’un football humain qui parvient encore à émerger, même dans les pires recoins du sport professionnel. On l’a dit, c’est à cette « tradition » que Jean-Claude Michéa se rattache dans son dernier livre, Le plus beau but était une passe (éditions Climats, 2014). Il y voit la continuation du passing game qui définit, selon lui, depuis la fin du xixe siècle, « l’essence même du football ouvrier et populaire – autrement dit, construit et tourné vers l’offensive. » Certains historiens nous rapportent en effet que c’est lorsque les ouvriers s’approprièrent le football que le jeu évolua d’une conception individualiste et aristocratique (le dribbling game) au jeu collectif des ouvriers (le passing game). À cette dimension collective, qui serait inhérente au football populaire, Michéa associe également la notion de fair play. On aurait donc un football populaire qui serait l’expression d’une conception collective du jeu, d’un refus de la tricherie et du chauvinisme « supportériste ». On fera ici quelques remarques.

Affirmer que le passage du dribbling game au passing game serait la conséquence de l’appropriation du football par les ouvriers apparaît de prime abord discutable. Surtout, la notion de fair play ne semble pas forcément aller de soi avec une conception populaire du football.

La main de Maradona en 1986 ou celle de Thierry Henry en 2009, pour prendre des exemples célèbres, ont suscité d’excellents débats sur l’éthique à tous les comptoirs de France, mais ces débats ne furent jamais tranchés. Ce qui a suscité l’opprobre universelle, ce n’est pas la main de Thierry Henry, mais son comportement à la fin du match où, après son coup de vice monumental, il chercha à consoler et à relever les Irlandais à terre, dépités. En 1938, dans son essai sur le jeu, Johan Huizinga notait : « Suivant notre conception, le recours à la ruse et à la tromperie brise et abolit le caractère ludique de la compétition. Toutefois, la culture archaïque ne donne pas raison sur ce point à notre jugement moral, pas plus que l’esprit populaire. »


On notera également qu’il y a une autre conception du football, tout aussi populaire, qui se soucie peu d’esthétique et où ce qui importe c’est avant tout la vaillance des joueurs, leur générosité, qui ne s’exprime pas tant par le jeu de passes que par la capacité à « mouiller le maillot ». Le goût de l’offensive est présent, mais d’abord sur le mode du kick and rush anglais. Cette conception se fonde sur un attachement profond à une communauté, un village ou un quartier, une ville ou un pays. C’est souvent le football de club du dimanche après-midi. C’est aussi, parfois, le football qui dégénère dans le chauvinisme le plus brutal.
Il ne semble pas qu’il y ait « une essence même du football populaire » mais bien plutôt deux conceptions qui s’opposent, se mélangent et sont au cœur du plaisir de la palabre sur le football. Le football moderne, le football-business, étranger à toute éthique, s’appuie évidemment sur la version chauvine pour vendre ses matchs et ses maillots. Les supporters ultras qui se croient « radicaux » n’expriment bien souvent que la radicalité du commerce. La « tradition » du Miroir, parce qu’elle est ancrée, profondément, à des « principes » nous préserve de ces égarements.

Nicolas Rami

N. B. : après la rédaction de cet article, nous avons pris connaissance d'une intéressante interview de Jean-Claude Michéa sur le site Never trust a marxist in football ! (un des rares blogs consacrés au football qui méritent le détour).

Jean-Claude Michéa y évoque des sujets qui ont été abordés ici (sur l'attachement local, sur Cruyff et le « football total » des Hollandais notamment) ; on conseillera donc vivement au lecteur de s'y reporter

Jean Levron, à propos de Johann Cruyff et des Hollandais du début des années 1970 :
« Au vrai, leurs évolutions, souvent spectaculaires, n’apportaient aucune véritable perspective d’avenir. Ce que l’avenir, justement, a montré. C’est dans leur mouvance que se sont imposées des notions aussi factices que celles de football total et de la polyvalence des joueurs, au nom desquelles tout attaquant pouvait, et même devait, se muer instantanément en défenseur et vice-versa. Ces belles fadaises aboutissaient à privilégier dans l’esprit des gens le “tout physique” et à balayer toute nécessité de réflexion sur le football.
« Sur le terrain, en fait, l’Ajax et l’équipe de Hollande attaquaient tant que la débauche d’énergie imposée par leur manière le leur permettait. Leur arrière-garde utilisait le hors-jeu piège pour s’octroyer des temps de répit, en sprintant comme un seul homme pour laisser les attaquants d’en face en position fautive. Dans la partie du terrain opposée, ils interdisaient tout développement de l’action adverse en pourchassant le ballon et en pressant son détenteur avec toute l’agressivité d’un défenseur aux abois.

« Il en résultait finalement un football très automatisé où la part restait mince pour l’invention, laissée le plus souvent aux initiatives du seul Cruyff. Le recours au chauvinisme des supporters demeurait privilégié pour appuyer le pressing ou accompagner des envolées offensives comparables à une course de sprint. La violence commençait déjà à poindre, lorsque la fatigue des muscles poussait à la faute afin d’éviter le retour fatidique et épuisant vers l’arrière.

« La suprématie hollandaise se traduisait également, hors des stades, par l’approbation du recours aux puissances d’argent. Ce n’est pas d’hier que les Hollandais commercent. Et leur habileté en la matière trouva à s’exercer dans cette période favorable, où les stars du moment commencèrent à échanger complaisamment leur tenue de sportif pour le complet-veston et l’attaché-case de l’homme d’affaires. »

N. B. : ce texte a été écrit au début des années 1980.



[1] Jean Levron, sous le nom de Jean Norval, Des années de brais aux années... de pèze, 2001. Ce livre a été édité après sa
mort par ses amis, fidèles du Miroir. Toutes les citations de Jean Levron que nous reproduisons ici sont extraites de ce livre.
[2] En 1976, les propriétaires du journal voulurent reprendre la main et lui donner une orientation plus commerciale. François
Thébaud et tous les journalistes du Miroir – sauf un – démissionnèrent. Ce fut la fin du Miroir du football. Le journal disparut
officiellement trois ans plus tard, en 1979.
[3] Pour un récit de l’occupation : François-René SIMON, Alain LEIBLANG, Faouzi MAHJOUB, Les Enragés du football. L’autre
Mai 68, Calmann-Lévy, 2008.
[4] La première des revendications du « Comité d’action » concernait l’absurde limitation de la saison de football d’octobre à
mai, excluant donc les beaux jours d’été ! Aujourd’hui encore, même dans les catégories les moins concernées par la
compétition (en football-loisir ou en vétéran par exemple), on ne joue pas de juin à septembre. Par contre, les terrains
municipaux sont aimablement mis à disposition en hiver, quand l’impraticable gadoue remplace la pelouse. Les occupants
réclamaient aussi l’abolition du contrat « esclavagiste » qui enchaînait les joueurs professionnels à leur club et la libre
circulation des joueurs (pro ou amateurs) d’un club à l’autre. Ce sujet, où comme ailleurs la liberté du commerce a aujourd’hui
pris le pas sur les libertés élémentaires (voir l’arrêt Bosman en 1995), mériterait à lui seul une longue discussion. On renverra
notamment aux livres de Jean-Claude Michéa.
[5] Alfred Wahl, « Le Mai 68 des footballeurs français », Vingtième Siècle, 26, avril-juin 1990, p. 77.
[6] Voir Jean-Claude TROTEL, Football je t’aime... moi non plus. Le football : l’art ou la guerre ?, L’Harmattan, 2000. Sous ce
titre badin, on lira d’intéressantes réflexions sur le football. Jean-Claude Trotel, entraîneur du Stade Lamballais, était un des
piliers du Mouvement football-progrès.
[7] Loïc Bervas, Christian Gourcuff . Un autre regard sur le football, Liv’Éditions, 2013.
[8] En Angleterre, les règles du football ont été codifiées pour la première fois – du moins à l’échelle de la nation – en 1863.
La règle du hors-jeu interdit alors toute passe en avant, comme dans le rugby d’aujourd’hui. En 1866, la règle est changée :

désormais, pour ne pas être considéré en position de hors-jeu, il suffit que l’attaquant ait au moins trois défenseurs devant lui.
Cette nouvelle règle a eu sur le développement du jeu de passe une influence évidente, mais qu’il est tout aussi difficile de
mesurer que celle de l’appropriation du jeu par les ouvriers. On notera que sur son site officiel, comme il se doit, la FIFA
n’évoque jamais comme possible explication de la naissance du jeu de passes l’irruption des ouvriers dans le football ; la seule

raison invoquée est la réforme de la loi du hors-jeu de 1866 (<http://fr.fifa.com/classicfootball/history/the-laws/from-1863-to-
present.html>). On précisera que selon les historiens, le développement du passing game est lié aux ouvriers du Queens Park

de Glasgow dont une impressionnante série de victoires, à partir de la saison 1871-1872, marqua profondément l’évolution du
jeu.
[9] Johan HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, 1938, Gallimard, Tel (1988), p. 93.
[10] Sur le sujet, du côté de la sociologie, on peut lire l’article de Jean-Michel FAURE, « Les “fouteux” de Voutré », Actes de la
recherche en sciences sociales, 80, novembre 1989.