|
||
|
||
« Nous sommes tous des mendiants du beau jeu ! » F. M. : Le football est-il la joie du peuple ou l'opium du peuple ? J-C M : Contrairement aux anciennes formes de domination politique, qui laissaient généralement subsister en dehors d'elles des pans entiers de la vie individuelle et sociale, le système capitaliste ne peut maintenir son emprise sur les peuples qu'en pliant progressivement à ses lois l'ensemble des institutions, des activités et des manières de vivre qui lui échappaient encore (qu'il s'agisse, par exemple, de l'activité artistique, de l'urbanisme, de la recherche scientifique, de la vie familiale, de l'organisation du travail ou des multiples coutumes et traditions populaires). Il aurait donc été étonnant qu'un phénomène culturel aussi massif et aussi internationalisé que le football puisse échapper indéfiniment à ce processus de vampirisation. Et, de fait, comme chacun peut le constater aujourd'hui, ce sport est devenu, en quelques décennies, l'un des rouages les plus importants de l'industrie mondiale du divertissement, à la fois source de profits fabuleux et instrument efficace du « soft power » (puisque c'est ainsi que les théoriciens libéraux de la « gouvernance démocratique mondiale » ont rebaptisé le vieil « opium du peuple »). Garrincha durant le Mondial 58, le début de la médiatisation du Football...et le spectacle footballistique au rendez-vous Ce rappel assurément nécessaire du rôle joué par le spectacle footballistique (et le sport médiatisé en général) dans le fonctionnement économique et idéologique du capitalisme moderne ne saurait pour autant nous conduire à légitimer les analyses mécanistes de Jean-Marie Brohm et de son école (analyses qui ne constituent, d'ailleurs, pour l'essentiel, qu'une reprise des critiques que la « gauche culturelle » américaine dirigeait, dès les années cinquante et soixante, contre l'athlétisme et le baseball). Cela reviendrait, en effet, à oublier que l'industrie du divertissement a toujours fonctionné selon deux lignes stratégiques distinctes. D'un côté, elle doit sans cesse inventer de nouveaux produits (par exemple la téléréalité, les jeux vidéo, Twitter, ou la musique industrielle-marchande) qui, dans leur principe même, sont entièrement (ou presque entièrement) conçus et façonnés selon les codes de l'imaginaire libéral. De l'autre, elle travaille à récupérer — c'est-à-dire à reconfigurer en fonction de ses seules exigences — toute une série d'éléments issus des différentes cultures populaires préexistantes (ou parfois même aristocratiques) qui relevaient donc, à l'origine, d'un système de valeurs entièrement différent. Tel est, naturellement, le cas de la logique du jeu — aussi ancienne que l'humanité — dont la dimension de plaisir et de gratuité constitutive s'avère, par définition, irréductible à l'utilitarisme libéral et à son obsession permanente de la rentabilité à tout prix (c'est d'ailleurs sur l'inutilité et la futilité du jeu — incompatibles avec le nouvel esprit industriel — que se sont d'abord concentrées, au XIXe siècle, les premières critiques bourgeoises du sport). Il suffit d'oublier un instant cette différence essentielle entre la fabrication délibérée d'un nouveau gadget marchand et la récupération — ou le détournement — d'une culture populaire préexistante (c'est évidemment le cas de ceux qui réduisent le football à une simple « peste émotionnelle ») pour être conduit à jeter le bébé avec l'eau du bain et conférer une apparence « radicale » à un type de critique élitiste qui ne fait, au fond, que reprendre sous une forme plus moderne les vieilles croisades des puritains anglo-saxons du XIXe siècle « contre l'alcool et les distractions populaires » (Christopher Lasch). Un peu, en somme, comme si on décrétait que la prostitution — c'est-à-dire le détournement à des fins marchandes du plaisir sexuel — constituait la seule vérité possible de ce dernier. Il ne s'agit donc pas de nier le fait que l'industrie du football contemporain fonctionne de plus en plus à la manière d'un « opium du peuple » (un kop d'« ultras » donne assurément une image très déprimante des pouvoirs de l'aliénation). Mais il apparaît tout aussi important de souligner que le football moderne constitue aussi et encore — selon la formule célèbre d'Antonio Gramsci — un « royaume de la loyauté humaine exercée au grand air ». C'est évidemment cette seconde propriété qui explique pour une part la ferveur dont ce sport continue à être l'objet parmi les classes populaires. Et cela, même si l'on peut prévoir que le développement de la logique marchande (si rien ne vient lui faire politiquement obstacle) ne pourra que réduire toujours plus les fragiles frontières de œ royaume. Depuis le Mondial 1998, l'élite socioculturelle semble avoir découvert le foot. Chercheurs, universitaires, historiens, sociologues, économistes multiplient les essais et les études sur ce sport sans toutefois mettre en cause le footballistiquement correct. Certains, en quête de retombées médiatiques, n'hésitent pas à jouer les supporteurs zélés. S'agit-il d'un simple phénomène de mode ? l'élite socioculturelle semble avoir découvert le foot en 1998 Il faut d'abord rappeler que, de Camus à Pasolini, il s'est toujours trouvé des intellectuels pour aimer et défendre passionnément le football. Il n'en reste pas moins exact que, pendant très longtemps, les élites culturelles ont porté sur ce sport le même regard méprisant qu'elles réservaient à toutes Ies autres passions populaires. Il est vrai que, il y a quelques décennies encore, on considérait qu'un joueur professionnel avait su habilement gérer sa carrière si, au terme de celle-ci, il était parvenu à ouvrir un restaurant ou un magasin de sport. Cependant, au fur et à mesure que l'intégration accélérée du football professionnel dans l'économie capitaliste produisait ses premiers effets visibles (l'arrêt Bosman — alors célébré comme une victoire de I'« antiracisme » par la plus grande partie de la gauche — a joué un rôle décisif dans cette intégration suicidaire), le regard des élites a commencé à changer. À partir du moment, en effet, où les stars du football professionnel devenaient des « people » incontournables, fréquentant des top-models, posant dans les publicités et disposant de revenus aussi indécents que ceux des grands prédateurs du marché mondial, le monde artistique et intellectuel devait forcément finir par les considérer d'un autre oeil. De toute évidence, un sport qui permettait désormais à ses vedettes de « s'offrir une Rolex avant cinquante ans » ne pouvait plus être assimilé aussi facilement à l'univers des « beaufs » de Cabu (puisque c'est ainsi que les âmes bien nées se représentent généralement les masses populaires). C'est donc avant tout dans ce contexte particulier qu'il convient de situer l'engouement récent d'une partie des élites culturelles (et des médias « branchés ») pour le football. Le problème, c'est qu'il est impossible, par définition, de s'initier sérieusement aux principes d'un art, d'une culture ou d'un métier véritables (je renvoie ici aux analyses magnifiques de Matthew Crawford dans son Éloge du carburateur) sans devoir y consacrer beaucoup de temps, d'efforts et de passion. Cela vaut évidemment pour le football, qui représente depuis longtemps l'une des formes les plus élaborées de la culture populaire. Comme la plupart des sports, il possède en effet une très longue histoire, faite — entre autres — de conflits tactiques et philosophiques particulièrement subtils, et dont la compréhension exacte exige tout un travail d'information et de réflexion critique — celui-là même que le « Miroir du football », sous la direction de François Thébaud, avait su magistralement opérer en son temps. Le numéro 1 du Miroir du Football (1960) Or, pour un certain nombre de raisons qu'il serait trop long d'exposer ici, la presse sportive française se caractérise généralement (avec, là encore, d'honorables exceptions) par une indifférence remarquable à l'histoire du football. Pourriez-vous citer, par exemple, une seule émission télévisée qui se proposerait, à travers la rediffusion de grands matchs du passé, de présenter les débats techniques majeurs qui ont structuré cette histoire — du WM au Catenaccio en passant par le 4-2-4 hongrois et brésilien ? Dans Ies faits — et pour nous en tenir au seul cas français —, tout se passe comme si Albert Batteux, José Arribas, Pierre Pibarot ou, plus près de nous, Jean-Marc Guillou, n'avaient jamais existé. Et pourtant Jean-Marc est toujours là Et comme si toutes les discussions tactiques actuelles devaient s'inscrire a priori dans le cadre idéologique mis en place, au cours des années soixante, par Georges Boulogne, puis retouché à la marge par les dirigeants successifs de la Direction technique nationale (la publication, sur votre site, de l'étude de Christian Gourcuff sur l'évolution tactique du football moderne constitue, de ce point de vue, une œuvre de salubrité publique). Faouzi et Christian Gourcuff C'est donc d'abord cette incapacité à remettre en cause — pour reprendre votre expression — le « footballistiquement correct » (ou même d'imaginer qu'une telle chose puisse exister) qui explique, à mes yeux, l'étonnante superficialité d'un grand nombre de commentaires « techniques » actuels (Jean-Michel Aulas « expliquant » par exemple la supériorité du jeu barcelonais par la seule qualité individuelle des joueurs dont dispose Guardiola ; ainsi que le recentrage correspondant des débats médiatiques autour de questions annexes comme celles de l'arbitrage, de l'attitude du public, du degré d'engagement physique des joueurs, de leur motivation psychologique (ont-ils vraiment le mental « guerrier » » qu'on attend d'eux ?) ou, dans le meilleur des cas, de leur seule technique individuelle. Imaginez une partie d'échecs analysée selon ce genre de critères ! De cette façon, la boucle est bouclée. L'industrie footballistique peut continuer de recruter les nouveaux supporters dont elle a besoin pour accroître ses parts de marché — y compris, par conséquent, dans les milieux intellectuels — tout en diminuant régulièrement, par ailleurs, le nombre d'amateurs avertis capables de « lire un match » et d'exercer un regard critique sur la qualité du jeu offert — amateurs qui constituaient pourtant, il n'y a pas si longtemps encore, l'essentiel d'un public populaire. Les registres émotifs de ce sport (la dramatique du match et la beauté du jeu) coexistent-ils dans le foot d'aujourd'hui ? Dans la mesure où la pratique et le spectacle du football sont fondés à l'origine sur les notions de plaisir et de jeu, ils sollicitent effectivement un registre d'émotions spécifiques. Et en premier lieu — comme vous venez de le rappeler — celles qui tiennent, d'une part, à la « beauté du jeu » et, de l'autre, à la « dramatique du match » — autrement dit au scénario imprévisible que deux équipes écrivent chaque fois en direct. Naturellement, quand ces deux équipes sont tactiquement organisées pour produire du jeu, l'élément dramatique est rarement absent (je me souviens toujours avec émotion des grands Reims-Racing de mon enfance !). Mais la réciproque n'est pas vraie puisqu'un match dont la qualité de jeu est très moyenne peut parfaitement offrir un scénario passionnant. Et, après tout, il vaut mieux s'en réjouir car, de nos jours, cet élément « dramatique » est souvent l'ultime raison qui reste à un « mendiant du beau jeu » (selon l'expression d'Eduardo Galeano) de s'intéresser encore à la plupart des matchs qui lui sont proposés. Je ne prendrai qu'un seul exemple. La rencontre entre Lyon et Marseille qui s'est conclue cette année sur le score — aujourd'hui surréaliste — de 5 à 5 restera assurément l'un des moments marquants de la saison 2009/2010. Lyon - OM 5 - 5 le 8 Novembre 2009 On ne peut cependant pas dire que la qualité du jeu déployé à cette occasion ait été à la hauteur de la « dramatique » de ce match surprenant (les erreurs défensives ayant trop souvent pris le pas sur l'originalité des constructions offensives). On peut en déduire deux conséquences. D'une part, si elle veut fidéliser le public et accroître son « retour sur investissement », l'industrie médiatique se trouve logiquement contrainte de dramatiser à outrance l'intérêt des rencontres qu'elle diffuse. De l'autre, elle doit importer dans la mise en scène de ces matchs un nombre croissant d'éléments étrangers au jeu lui-même et qui concernent beaucoup plus le supporter (voire les « groupies ») que l'aficionado. Comme on le sait, c'est un exercice dans lequel Canal + est, depuis longtemps, passé maître. (la suite épisode 2) |